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Elodie Vialle : « On étouffe le journalisme avec des mesures visibles et invisibles »
Par Jérôme Bois • Publié le 03/06/19
Membre de Reporters sans Frontières depuis près de deux ans et demi, Elodie Vialle a fait du combat en faveur de la liberté de la presse une lutte de tous les instants. Responsable du bureau « Journalisme et technologies », la jeune femme, originaire de La Motte-Servolex, traque et informe sur les nouvelles formes de menaces à l’encontre des journalistes. La France ne faisant pas exception à la chasse aux sorcières dont ils font l’objet.
Avec une (très) modeste 32e place au classement annuel de la liberté de la presse, la France n’est pas tout à fait la terre d’égalité et de liberté qu’elle prétend être. Seulement, elle progresse dans ce classement, surtout grâce à la détérioration de la situation dans d’autres pays. Reporters sans Frontières s’est, depuis 1985, posé en gendarme de la profession, condamnant, sans cesse, informant, sans repos, traquant, sans relâche, les exactions, les assassinats, les sévices, visibles et invisibles dont font l’objet de nombreux journalistes de par le monde. Inutile d’aller très loin,la crise des gilets jaunes ayant prouvé, depuis novembre 2018, que la profession est en souffrance. Du reste RSF a-t-il recensé 54 journalistes blessés et 120 incidents au 17 mai 2019, depuis le début de la crise. Des données qui font frémir, dans la corporation, qui indiffèrent – au mieux – la population. Quand des journalistes, dont Ariane Chemin, du Monde, sont convoqués par la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), c’est un pas de franchi à l’encontre d’une des libertés les plus élémentaires dont la promulgation remonte tout de même à la Révolution française*…
« Nous cherchons à identifier les nouvelles menaces »
Qui est Elodie Vialle ? L’une des petites mains de RSF ayant fait du combat en faveur de la liberté de la presse une quête sans fin, sans trêve. Originaire de La Motte-Servolex, Elodie, 36 ans, a étudié au lycée Monge avant de partir pour Lyon et deux années à Sciences po’. C’est à Lille qu’elle effectuera ses études de journalisme qui la mèneront à BFM TV, à Youphil.com, le média créé par Jean-Marie Colombani, axé sur l’économie sociale et solidaire. « J’ai été rédactrice en chef durant 6 ans avant de devenir chroniqueuse pour » Ça va mieux en faisant «, sur France Inter, puis chroniqueuse au Mouv’ » confie-t-elle, avant de s’intéresser de plus près à la situation des médias dans les pays francophones. « J’ai toujours fait du journalisme, j’enseigne, j’accompagne, je conseille des médias… » Pas étonnant qu’Elodie intègre, voici deux ans et demi, l’équipe de Reporters sans Frontières, où elle cherche « à identifier les nouvelles menaces dont sont victimes les journalistes : les discours haineux en ligne, le harcèlement.. » Oppressés, harcelés, bloqués, ils subissent, on crée des armées de trolls pour pourfendre le malheureux qui a osé commettre un article compromettant. « Oui, les médias sont affaiblis, ils dépendent de plus en plus de plateformes (les GAFA et l’ensemble des réseaux sociaux, NDLR) dans lesquels les contenus sont noyés ». On arrive, aujourd’hui, à vendre des logiciels de surveillance à des régimes autoritaires, au sujet desquels elle effectue, à Bruxelles, « un vrai travail de plaidoyer ». « Nous sommes entendus » , assure-t-elle, « ce que nous disons a un véritable impact ; à la publication du classement, des états nous demandent comment gagner des places, on propose des mesures concrètes ». A titre d’exemple, l’Ethiopie a gagné 40 places entre 2017 et 2018 « grâce à un changement de gouvernement » et à quelques drastiques décisions.
Procédure bâillon et assassinat
Les méthodes ont changé : avant, des menaces, directes, des tactiques d’intimidation, des agressions suffisaient à envoyer le plumitif dans les cordes. Aujourd’hui, « un état ou une grande entreprise peut lancer une armée de trolls pour le discréditer, on peut assister à des coupures d’internet avant de grosses échéances telles des élections, comme au Tchad ou en République démocratique du Congo, ce sont ce qu’on appelle des procédures bâillons. On étouffe le journalisme avec des mesures visibles et invisibles » , des moyens, modernes, d’annihiler le journaliste. Daphné Caruana Galizia a payé pour voir ; elle avait plus de 40 poursuites judiciaires pour diffamation sur le râble parce que ses écrits sur la corruption maltaise entravaient les desseins de nombreux importuns. Elle a fini assassinée le 16 octobre 2017. « Les accusations dont elle a fait l’objet la poursuivent à titre posthume » , souffle Elodie. Qui n’a pas entendu parler de Jamal Kashoggi, ce journaliste saoudien « tué et démembré » moins d’un an plus tard ? Qui n’a pas entendu Donald Trump déclarer que la presse était « l’ennemi du peuple américain » ?
Pensiez-vous la France à l’abri ? Non, « on a dénoncé la concentration des médias aux mains d’industriels n’ayant rien à voir avec la presse ». Citons Bolloré et le groupe Canal, Euromédia, Havas, citons Dassault et le groupe Figaro… Sans parler des discours haineux venant du sommet de l’Etat, ces politiques qui décrédibilisent le journaliste et attisent la haine dans le regard de la plèbe.
Le marqueur jaune
Ainsi, depuis le 17 novembre dernier, les journalistes sont particulièrement pris pour cible : violences policières, discours agressifs, menaces de mort, appels au viol… la crise des Gilets jaunes a rompu le lien entre les médias et les Français. « Les conséquences de ces actes sont autant la défiance à l’égard du journaliste que le risque d’autocensure ». La convocation de journalistes par la DGSI est aussi un marqueur, « c’est un message envoyé aux sources » , celles protégées par la loi mais qui mettent prétendument à mal la sécurité nationale. C’est aussi un message envoyé au scribouillard, « un justiciable comme un autre » , soutenait Sibeth N’Diaye, porte-parole du gouvernement, le 23 mai. Une erreur manifeste cependant. Tout cela concourt à fragiliser la presse, les médias, les gratte-papiers, et la portée de leurs écrits s’en trouvent inexorablement altérée. Depuis 11 ans qu’elle pratique ce métier – elle a auparavant longuement officié en tant que correspondante locale de presse au sein de l’agence de Chambéry du Dauphiné Libéré – Elodie Vialle forme de nombreux journalistes à l’évolution numérique de la profession, pourtant, elle concède que « ça ne sert à rien sans liberté d’exercer ». Les voyages l’ont confortée dans cette idée. C’est pourquoi, à la fin du mois, Elodie quittera Reporters sans Frontières pour rejoindre un panel de journalistes internationaux lors de la « Knight Wallace fellowship », à l’université du Michigan, une sorte d’incubateur regroupant d’éminents spécialistes ; là, elle travaillera « sur la question du harcèlement sur les femmes journalistes, c’est une autre façon d’agir ». Un travail d’un an. Et puis elle se penchera sur une autre question, « la responsabilité sociale des plateformes ». Un autre vaste chantier. Une autre nécessité.
* «La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre à l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi ». Voici ce que dit l’article 11 de la déclaration française des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Un article également présent dans la déclaration universelle des droits de l’homme.
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