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Deux ans après, où en est le mouvement des « gilets jaunes » ?
Par Laura Campisano • Publié le 17/11/20
A compter du 17 novembre 2018 et durant près d’un an et demi, des citoyens ordinaires décidaient de descendre dans la rue, chaque samedi, vêtus de leurs gilets de sécurité pour contester la hausse du prix du carburant, entre autres choses. C’est le début d’un mouvement dit « des gilets jaunes », mêlant toutes les professions et tous les profils, jeunes, moins jeunes, retraités, actifs, sans emploi, avec une idée vertueuse de départ qui a toutefois donné lieu à des débordements dès l’acte 2, où les Champs-Elysées furent le théâtre de dégradations importantes et d’affrontements, sous les yeux médusés du monde entier. Deux ans plus tard, en pleine crise sanitaire, l’unité nationale de « la famille » des gilets jaunes existe-t-elle encore ?
Le 12 septembre 2020, une de ces manifestations dont les Gilets Jaunes avaient le secret a de nouveau eu lieu place Wagram à Paris, ainsi que dans plusieurs grandes villes de France, réunissant quelque 6 000 personnes en tout, comme Nancy, où 350 personnes ont défilé. Plus tard, le 24 octobre à Epinal, le 14 novembre à Lille, Colmar, Nantes, Toulouse, Marseille, Lyon ou encore Grenoble, les manifestations étaient coordonnées via un site relayé par les groupes de réseaux sociaux dédiés aux « gilets jaunes ». Jusqu’au point culminant du 17 novembre, date anniversaire du mouvement qui coïncide avec un appel à la manifestation du Syndicat national des journalistes, de la Licra et d’Acrimed, contre le projet de loi dit de « sécurité globale » présenté ce même jour en lecture publique à l’Assemblée nationale. Alors qu’on le pensait essoufflé, le mouvement semble manifester des signes de reprise, même s’il est loin des 282 000 personnes mobilisées dans toute la France le 17 novembre 2018.*
Jérôme Rodrigues : « Deux ans plus tard, la colère est toujours là »
Tandis que l’observateur attentif aurait pu avoir comme une impression de « délitement » des forces vives du mouvement, il semble donc que les revendications portées il y a deux ans soient toujours d’actualité. Même s’ils ne sont plus aussi nombreux que nous le rapportions il y a un an et demi, lors de l’acte XXV des gilets jaunes à Chambéry, les « invisibles » tels qu’ils se qualifient, déclarent être toujours mobilisés. Jérôme Rodrigues, une des figures de proue du mouvement que nous avions suivi lors de sa venue dans la cité des Ducs, demeure toujours un soutien de taille pour les gilets jaunes et poste régulièrement des messages à l’attention de ses abonnés sur les réseaux sociaux, « quand j’ai des choses à raconter, sinon je me tais, » explique-t-il. « Il y a peut-être moins de monde dans la rue, mais ils sont là, à la maison, ils broient du noir, ils gambergent. Les gilets jaunes ne font plus peur, mais ceux qui auront tout perdu à l’issue de la crise sanitaire, patrons comme employés d’ailleurs, eux seront plus virulents. Encore un soupçon de connerie du gouvernement et ça partira. Là, il souffle sur les braises, c’est la merde pour tout le monde. En termes d’actions, en ce moment, c’est très compliqué, et les groupes de réflexion constitués n’ont pas réussi à renverser la table, donc cela génère une grande frustration. Il y a là une colère qui continue de s’amplifier. » conclut Jérôme Rodrigues.L’esprit du « 17 novembre » semble donc toujours persister, comme nous le confirme Lucie, « gilet jaune » de Belley, également rencontrée en 2019 à Chambéry. « Il y a toujours eu quelqu’un sur le rond point de Belley », commence Lucie, « et des gens qui nous klaxonnent comme avant. J’ai arrêté de porter mon gilet jaune depuis un an et demi, même s’il est toujours sur mon tableau de bord, mais surtout, deux ans plus tard, la colère est toujours là. Nous avions tiré la sonnette d’alarme à l’époque, les commerçants, les restaurateurs, nous les prévenions que les prochains à se retrouver avec le frigo vide le 15 du mois ce seraient eux. Notre objectif n’était pas de diviser les gens, mais de dire qu’en travaillant, on ne s’en sortait pas et que ce n’était pas normal. Ils ne nous ont pas écouté. Nous leur expliquions que nous ne descendions pas dans la rue pour nous, mais pour eux aussi. Et là, en ce moment, la colère monte, beaucoup nous rejoignent. Là on n’est plus seulement des gilets jaunes, on est des citoyens en colère en fait. » Pour ce qui est des revendications, force est de constater qu’à part une légère baisse du prix du carburant en novembre 2018, l’impression laissée par ces semaines de luttes et de manifestations tient plus du « tout ça pour ça » « Aucune avancée dans nos revendications » reprend Lucie, « au contraire même, avec la nouvelle loi discutée en ce moment à l’Assemblée nationale pour empêcher de filmer les policiers, afin de les protéger. Je ne la conteste pas mais c’était notre meilleure protection sur les manifestations de pouvoir filmer ce qu’il se passe. De plus en plus de personnes se retrouvent sans travail, suite à la pandémie, de plus en plus de pauvreté dans ce pays c’est inacceptable. » Pour autant, la liberté d’expression reste toujours de mise « On ne nous a pas muselés », poursuit la jeune femme qui travaille actuellement comme coursière dans le médical, « nous continuerons à dénoncer les faits ! »
Eric Drouet, candidat à l’élection présidentielle : « Il ne me représente pas du tout », dénonce Lucie, gilet jaune à Belley
En termes de visibilité, si certains comme Maxime Nicolle ou Jacline Mouraud ont peu à peu disparu des écrans radars, l’instigateur du mouvement qui a « fait descendre des gens dans la rue, et a donc une responsabilité » comme l’indique Jérôme Rodrigues, a fait une annonce qui a déconcerté de nombreux groupes de travail au sein du mouvement. Le 18 octobre 2020, sur le média en ligne QG, Eric Drouet a déclaré être candidat à l’élection présidentielle, et le moins que l’on puisse dire est que cette candidature n’est pas passée inaperçue. Car il semble que cette déclaration ait été faite sans concertation avec d’autres figures du mouvement, notamment « ceux qui ont bossé, depuis deux ans, en faisant des propositions, en s’impliquant et qui ne sont pas mis en lumière alors qu’il faudrait profiter de gens qui, comme moi, ont une écoute auprès des gilets jaunes pour faire parler d’eux plutôt que de faire sa route tout seul dans son coin », s’agace Jérôme Rodrigues. « Au départ, nous ne voulions pas de politique dans les gilets jaunes, pas non plus de liste pour les élections européennes**. S’il y a un endroit où il fallait s’impliquer, c’est dans la vie locale, il faut retourner à la base, dans les communes. Le problème c’est que la population est désinstruite de la politique, ou plutôt qu’on a désinstruit la population sur le sujet, je dirais. Les codes sont les mêmes depuis 40 ans et nous n’avons pas les mêmes , on ne rentre donc pas dans leur jeu, ça les déstabilise. » Même son de cloche pour Lucie qui rejette en bloc la candidature d’Eric Drouet « Il ne me représente pas du tout ! Jérôme Rodrigues lui, n’a jamais appelé à la violence, il aurait été suivi. Mais si on se souvient, au début, on ne voulait pas se politiser. De la politique, on en fait tous les jours si on regarde bien, c’est super dommage que l’éducation civique se soit perdue en route. On n’a pas de couleur politique, on n’a qu’une couleur, le jaune dans le cœur, quoi qu’il arrive. Et le 17, on sera sur notre rond point, quoi qu’il arrive. » Si à Belley, la mobilisation sera donc effective pour les deux ans du mouvement, à Chambéry pour l’heure aucune demande de manifestation revendiquée « gilet jaune » n’est parvenue à la Préfecture de la Savoie, qui rappelle que « les manifestations revendicatives restent autorisées ». Deux ans plus tard, donc, toujours de la colère et l’ambition de structurer le mouvement, sans pour autant lui donner de couleur politique. A suivre, dans les mois à venir.
* Chiffre avancé par le Ministère de l’Intérieur
** Deux listes avaient déjà été présentées aux élections européennes le 26 mai 2019, ne réunissant que 0.5% des suffrages au total avec Francis Lalanne et Christophe Chalençon à leur tête.
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