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Grève générale du 9 janvier : les avocats ne répondent plus

Par Laura Campisano • Publié le 09/01/20

Combien étaient-ils dans les rues de Chambéry à manifester ce 9 janvier contre une réforme que de nombreux corps de métiers contestent ? 42 régimes de retraite en France, dont certains sont spéciaux, d’autres autonomes, forcément, ça fait du monde. Enseignants, syndicats, personnel hospitalier, magistrats, cheminots, journalistes et nombreuses autres professionnels étaient mobilisés. Depuis le 7 janvier, les avocats au barreau de Chambéry sont en grève, comme 80% de leurs confrères dans le pays. Pourquoi ?
Aucune permanence téléphonique, aucune désignation, aucune audience. Le barreau de Chambéry est en grève totale, tout comme celui d’Albertville dont les membres manifestaient devant le Palais de justice dans la matinée du 9 janvier. A Caen, les avocats ont jeté leur robe au nez de la Ministre de la Justice, Nicole Belloubet, mercredi 8 janvier. Ce jeudi, dans de nombreux tribunaux, des robes noires jonchaient le sol des juridictions, ailleurs, à Béthune, des avocats donnaient leur sang, en robe, « quitte à se faire saigner, autant que cela serve » scandaient certains. Symbolique, forte et endurcie, cette grève des avocats fait suite à la volonté du législateur de modifier un système de retraite autonome et solidaire « qui ne demande rien à personne », dans l’indifférence générale de la population.

La Maison de l’avocat de Chambéry, porte close jusqu’à dimanche 12 janvier, voire plus longtemps…

« Si la réforme passe telle quelle, le tiers des cabinets d’avocats risque de fermer »


Ici à Lille, les avocats ont posé leurs robes sur le sol du palais de justice
Ce n’est pas la première fois que la profession lance des signaux d’alerte. Déjà, en 2018, pendant la réforme de la carte judiciaire qui menaçait la Cour d’appel de Chambéry de disparition, les cinq barreaux de Savoie et de Haute-Savoie s’étaient mobilisés d’une seule voix. Puis, contre la « déjudiciarisation » de certaines matières, la dématérialisation des procédures ou de l’accès au droit. Des années à lutter, sans être compris par la population, qui continue à les voir comme des privilégiés…sans entendre le message principal: la liberté d’être défendu et l’accès à la justice. « Tant que les gens n’ont pas besoin d’un avocat, ils ne s’intéressent pas à ce que l’on dit, une manifestation d’avocats n’est jamais comprise en tant que sauvegarde des droits mais encore aujourd’hui comme défense de privilèges, » se désole Olivier Fernex de Mongex, ancien bâtonnier à Chambéry et ténor du barreau. Pourtant, la semaine de reprise, entre le 6 et le 12 janvier, pas de robe noire de permanence en garde à vue, aucune désignation au tribunal, tous les procès renvoyés y compris les assises… ça se voit. Et c’est ce qui risque d’arriver, si la réforme passe, selon cet avocat, présent depuis 35 ans dans les enceintes judiciaires « A l’heure actuelle, notre régime de retraite est autonome, géré par des avocats, et solidaire, puisqu’on reverse 100 millions d’euros par an au pot commun des retraites du régime général*. Cela est possible grâce aux 14% de charges sur les retraites que nous versons à notre caisse. Si la réforme passe telle quelle, en doublant nos charges, le tiers des cabinets va fermer, c’est beaucoup trop important à supporter, » tonne-t-il. Et qui dit moins d’avocats dit moins de possibilités pour les citoyens de se faire représenter…

Une grève qui risque de durer… pour 100% des barreaux et 100% des avocats chambériens


« En nous intégrant dans le régime général, on touche à notre indépendance, et c’est le début de la fin. » Christian Menard, nouveau bâtonnier de l’ordre de Chambéry, s’apprête à décider avec ses confrères en assemblée générale, s’ils descendront dans la rue, samedi 11 janvier, pour la manifestation générale. « C’est la première fois que les avocats sont aussi fortement mobilisés, 100% des barreaux sont mobilisés, et à Chambéry, 100% des avocats. » Et cela s’explique par l’importance de ce qui secoue le monde judiciaire. « Nous ne nous battons pas pour nos privilèges, il faut bien qu’on le retienne », poursuit le bâtonnier, « nous nous mobilisons parce que nous sommes aujourd’hui une profession libérale qui s’auto-finance, qui ne coûte rien au contribuable, qui garantit à chacun l’accès à la justice en toute indépendance, et qui en plus rapporte de l’argent au régime général. Si on touche ce régime, nous perdons cette liberté, la justice et les justiciables aussi. » 
Les négociations avec le gouvernement ne sont pour l’heure pas suivies de mesures écrites concrètes. Il est question de lisser l’augmentation des charges dans le temps pour que ce ne soit pas trop brutal, de compenser avec d’autres baisses de taxes, mais rien de sûr. « Ce qu’on nous suggère pour le moment c’est un système temporaire, alors qu’avec notre système et les économies réalisées** nous pouvons tenir jusqu’en 2079, » souligne Christian Menard. « La justice a toujours été le parent pauvre de l’Etat », renchérit Olivier Fernex de Mongex, « une secrétaire coûte en charges patronales et cotisations variées environ 48 000 euros par an à un cabinet. Combien de structures individuelles sont capables de supporter ces coûts ? »
Pour l’avocat chambérien, il y a deux choses importantes dans cette mobilisation, non seulement le cas concret du volet financier pour les avocats, mais surtout la disparition des petits cabinets de proximité, et tout ce que cela va engendrer. Déjà, la disparition en Savoie des tribunaux de Moûtiers et Saint-Jean-de-Maurienne, pour fusionner avec celui d’Albertville a fait chuter l’activité judiciaire de 20%. Autrement dit, les gens renoncent à faire valoir leurs droits, faute de juridiction de proximité. « On arrive à des situations de déserts judiciaires, et donc à plus d’injustice pour les justiciables, » regrette le bâtonnier.

Le barreau d’Albertville, en grève le 9 janvier
Beaucoup d’inquiétudes donc chez les robes noires qui souhaitent toujours contribuer à la solidarité, mais à qui, pour le moment, aucune proposition satisfaisante n’a été soumise. De l’amertume aussi, « l’Etat se décharge de nombreuses compétences de tribunaux, pour ne garder que le droit régalien (le volet pénal NDLR) » conclut Christian Menard, « nous ne voulons pas dépendre de l’Etat, parce que notre indépendance, nous la tenons aussi de notre régime de retraites. Les avocats sont des défenseurs des libertés, c’est ce que les gens doivent comprendre. » Samedi 11 janvier, au milieu de toutes les autres professions à descendre dans la rue, les avocats seront sans doute présents, incompris, mais plus mobilisés que jamais dans l’histoire. 
* Cette contribution de solidarité est reversée par les régimes de retraites bénéficiaires aux régimes de retraites déficitaires, et la caisse de retraite des barreaux français reverse chaque année 100 millions d’euros, soit 1 300 euros par an, par avocat. En France, on compte environ 70 000 avocats, qui ne bénéficient d’aucune aide de l’Etat.

** Les avocats ont une « caisse de guerre » d’un montant de 3 milliards d’euros, qui, selon le bâtonnier de Paris, Olivier Cousi, sur le plateau de BFM, mercredi 8 janvier, ne devrait pas être touchée pour le moment par l’Etat, mais devrait servir à compenser les pertes causées par la hausse des charges proposées par le gouvernement. 

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