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Vu d’ailleurs: sous les bombes de Beyrouth, une autre vision du confinement

Par Laura Campisano • Publié le 08/04/20

L’expérience du confinement se vit de différentes manières selon les pays, les conditions d’existence et les raisons qui la justifient ou la motivent. Tandis que dans notre pays, l’épidémie n’est pas terminée et que l’on peut observer ici ou là un certain relâchement chez quelques poignées de concitoyens, à Beyrouth, dans les années 80, le danger était bien plus visible et sonore. Les bombardements provenant de Syrie ou d’Israël ne laissaient aucun répit aux habitants. Eva Altes, savoyarde d’origine libanaise, a vécu ce confinement-là, ce qui, sans doute, lui permet aujourd’hui de relativiser grandement la situation, bien qu’exceptionnelle, que nous traversons. 

Stigmates des bombardements – Beyrouth
La privation de liberté, l’obligation de rester enfermés, l’interdiction de certaines habitudes bien ancrées : même si l’on sait cela nécessaire pour éradiquer un virus invisible, cela peut sembler compliqué à appréhender. C’est dans ces moments que le partage d’expériences est utile, celles vécues sous d’autres cieux, dans d’autres villes du monde, à d’autres époques, pas si lointaines. Avec humilité,  Eva Altès, Aixoise d’origine libanaise, est revenue sur l’année de son baccalauréat en 1983 à Beyrouth, ville d’origine de son père pour laquelle elle est tombée en amour, instantanément. Elle nous raconte son expérience, celle qui lui permet de vivre cet autre confinement avec résilience et davantage d’optimisme.

« On nous réveillait la nuit pour descendre aux abris »

Née à Montpellier, Eva Altes est une femme de caractère, avec une préférence pour les coulisses, plutôt que pour les feux de la rampe. Et pourtant, dans son parcours, se dessinent les contours d’une existence peu ordinaire. Sans doute ceux qui ont forgé sa personnalité. Libanaise par son père, savoyarde d’adoption, son cœur balance entre ses deux « pays ». Deux pays dans lesquels elle a vécu et vit en ce moment des expériences qui n’ont de similaires que l’appellation. Confinement. Celui qu’elle a vécu au Liban au début des années 80, en pleins bombardements, n’a absolument rien à voir avec celui qu’elle vit, comme nombre d’entre nous aujourd’hui, dans la sécurité de son foyer. Été 1983, la jeune Eva a rejoint depuis décembre 82, à la demande de ses parents, la ville de Beyrouth, ses bords de mer et ses rues colorées, malgré les conflits armés qui la bousculent sévèrement depuis 1975.
Après une enfance passée en Afrique noire, la jeune fille s’apprête à préparer l’année de son baccalauréat au collège protestant français de la capitale libanaise. Cet été-là, elle le passe chez ses amis, « parce que la vie ne s’arrêtait pas, malgré les tirs, et les bombardements réguliers, il n’y avait que des accalmies dans cette guerre du quotidien » se souvient-elle. En avril déjà, la même année, l’ambassade américaine au Liban avait été l’objet d’un attentat à l’explosif et plus tard, en octobre, avant qu’elle ne rentre en France, de deux attentats-suicides contre les militaires français et américains. « Au départ, j’avais refusé d’aller à Beyrouth alors que nous étions à Paris, et finalement je me suis décidée », se remémore-t-elle. « Dès que je suis arrivée à Beyrouth, j’ai compris l’insistance de ma mère pour que je connaisse la ville de mes origines. Là-bas, immédiatement, j’ai compris que j’étais chez moi, c’était un vrai coup de cœur, j’étais enfin chez moi quelque part. » Même après son départ en octobre 1983, elle reviendra à Beyrouth pour y vivre durant trois ans, au bureau permanent de TF1. Les premiers bombardements, Eva les revit en les racontant, il nous semble presque les lire dans ses yeux. « Pendant le confinement là-bas, on nous réveillait la nuit, pour nous faire descendre aux abris. Mais jamais personne n’a manqué de quoi que ce soit, les gens s’entraidaient et amenaient toujours de quoi manger. Et cette entraide, c’était magique. » Le premier obus, ce sifflement au-dessus de l’immeuble où elle se trouve avec son petit ami de l’époque, est inoubliable « le sifflement, c’était le signal qu’il n’allait pas échouer sur notre immeuble, c’est surtout quand nous n’entendions pas siffler que nous savions qu’il était pour nous. »
Durant les bombardements, au sous-sol, tous suivent les recommandations de Tarek, ami ayant eu l’expérience des combats durant son adolescence. « Il savait nous placer, nous restions couchés. J’ai eu beaucoup de chance, d’avoir été entourée par la famille, les amis », reprend-elle, « Tarek avait les bons mots, pouvait décrypter ce qui se jouait, nous étions fatigués et nous relayions pour dormir dans la baignoire à tour de rôle. » Avec douceur, l’adulte qu’elle est devenue revit ces moments cauchemardesques qui lui ont pourtant apporté la résilience nécessaire à la poursuite de la vie, qu’elle considère comme un cadeau. « La résilience? J’ai compris que le peuple libanais l’avait dans son ADN, ce peuple qui a dépassé une cruauté sans nom, ils étaient capables de reconstruire une façade de commerce détruite du jour au lendemain. »

« Tu restes immobile, tu es au bon endroit, ça va forcément s’arrêter »

Tout comme son amie Lamia Charlebois, aujourd’hui résidente au Québec, qui le détaille dans une conférence TED x, les jeunes libanais étaient capables de reconnaître les bombes, au sifflement qu’elles émettaient, conscients que passer la tête par la fenêtre était bien trop dangereux, compte-tenu des francs tireurs, syriens et israéliens, postés à l’extérieur. « Notre survie alimentaire, nous la vivions en convivialité au sous-sol, tout était partagé, cuisiné, nous rampions jusqu’au four pour faire cuire un gâteau de fromage », souffle Eva. « Quand les bombardements éclatent, on est comme vidé de tout, toute émotion est éteinte, tu restes immobile, tu es au bon endroit, ça va forcément s’arrêter. Et quand ça s’arrêtait, c’était le silence. Puis nous avions cette image surréaliste des bombardements qui tapaient sur un autre quartier que le nôtre, comme si c’était un feu d’artifice, nous étions fascinés par la lumière, ce n’était pas un régal, c’était plutôt comme pour nous remplir les yeux et l’âme d’autre chose. Et ça a duré deux mois comme ça. » 
Un jour, en effet, cela s’arrête. Un matin, tôt, les chars de l’armée libanaise arrivent sur Beyrouth et la jeune fille comprend que c’est fini. « Enfin, fini, c’était une accalmie plutôt. C’est pendant cette guerre qu’est née en moi une fierté inouïe d’être libanaise par mon père », s’émeut Eva, « J’ai passé mon bac, l’été 83, malgré les bombes, et je suis repartie en octobre, pour souffler un peu, loin des check-points où les Syriens nous réclamaient nos papiers. »  Au collège protestant, où elle est scolarisée, Françoise Bordreuil la directrice fait en sorte de protéger ses élèves, les emmenant se réfugier dans le renfoncement sous les escaliers pendant les tirs et leur permettait, du plus petit au plus grand, de s’épanouir dans leur scolarité, ce qui l’a marquée, à vie : « Je n’ai jamais eu de difficulté de protection grâce à l’humain », témoigne-t-elle, « il y avait une telle solidarité, un tel encadrement humain, quand ici sortir sans masque dans un magasin alimentaire en ce moment est perçu avec une telle défiance, alors que ce n’est vraiment pas le moment de ne pas être lié. »

Collège Protestant français de Beyrouth où Eva, « cancre magnifique » selon la directrice, a trouvé un sens à sa scolarité

Ses racines, donc, elle les tire non seulement du Liban, mais aussi de la Savoie, où elle travaille d’arrache-pied à mettre en avant la beauté du territoire et des habitants. « C’est la même flamme qui m’anime, cet amour que j’ai de la Savoie, c’est pour cela que j’utilise ces outils, mon expérience, mon ressenti, pour l’aider. »  D’où le sentiment que le confinement actuel, est plutôt un temps optimal « une véritable opportunité, qu’il convient de savourer, pour réfléchir sur ce que l’on a fait avant, et ce que l’on fera après. C’est un temps d’arrêt de privilégiés que nous vivons actuellement, chez nous, certains n’ont ni télétravail, ni ressources, je ne peux que reconnaître que j’ai de la chance, pour cela je remercie la vie », explique-t-elle avant de reprendre : « Au Liban, on avait le téléphone en se raccordant chez le voisin, on soufflait entre deux obus, dont on craignait l’origine. Chaque moment entre les bombardements, nous le savourions. C’est comme le vélo, ce genre de souvenirs, ça ne s’oublie pas. Tous les réflexes du confinement libanais sont revenus, mis à part rechercher l’endroit le plus confiné pour se mettre à l’abri et dormir dans la baignoire. Ici je n’ai pas la peur au ventre comme au Liban, pendant les bombardements. » 

« Garder confiance, foi en la vie »



Fière de ses origines de coeur et de sang, Eva Altes a choisi le meilleur côté de la vie
Asthmatique, la Savoyarde d’adoption profite de ce temps particulier pour le surveiller, ce souffle, prendre son temps avec ses enfants, dont son dernier fils, avec lequel, « en temps normal » elle cohabitait plus qu’elle n’habitait de son propre aveu. « De tout chaos peut naître la lumière », philosophe-t-elle, « il faut surtout arrêter de regarder les infos en boucle, mais plutôt être attentifs aux témoignages d’entraide, chaque humain peut apporter de la lumière au monde. Cette résilience, ce sourire, c’est important. Garder foi en la vie, garder une totale confiance en elle. Nous traversons tous des moments douloureux, mais les êtres entre eux ne doivent pas s’abîmer. » 
Dès qu’elle le peut, Eva Altes s’envole pour Beyrouth, où le centre, refait à neuf, la mer, démontrent, si nécessaire, la capacité d’accueil, la joie de ce peuple marqué par la vie. « Je ne retiens que les bons moments, certains m’ont blessée fortement et ont fait de moi ce que je suis, cette solidité que je conserve pour les gens que j’aime, qui savent qu’ils peuvent compter sur moi »,  avant de conclure « en vieillissant, on comprend que le temps est très précieux, sous les bombes, on n’a aucun contrôle sur les choses. Alors la notion du temps devient différente, j’ai appris à le partager, à être présente pour les êtres qui en ont besoin. »  Et nous, au 21e jour de confinement, choisirons-nous la philosophie du « meilleur » à tirer du chaos ?

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