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Chambéry : entre les magistrats et leur ministre, « la ligne rouge a été dépassée »

Par Laura Campisano • Publié le 25/09/20

Ils étaient une petite quinzaine de robes noires, rouges et hermine, massés – et masqués – devant le palais de Justice de Chambéry, jeudi 24 septembre. Rares sont les sorties médiatiques des magistrats, « comme il est rare qu’un ministre de la justice s’attaque si vite et si fort à ceux qu’il devrait défendre. » Partout en France, ainsi qu’à Annecy et Albertville, les juges se sont pourtant mobilisés pour exprimer leur ras-le-bol. En cause, « le corporatisme et l’entre soi » de la magistrature, mots prononcés par le ministre de la justice Eric Dupond-Moretti, mais surtout l’enquête visant le Parquet national financier : une atteinte à l’indépendance de la justice, selon les magistrats. Explications.

Les deux principaux syndicats de magistrats* vent debout, c’est peu fréquent pour être souligné. Lassés, épuisés, de voir leur fonction rabaissée perpétuellement, par les Gardes des sceaux successifs. Mais surtout, agacés par le « petit » nouveau, celui dont ils avaient assez rapidement attaqué la nomination, la qualifiant de « déclaration de guerre »: leur ancien contradicteur, Eric Dupond-Moretti. « Je ne fais la guerre à personne » avait répondu l’intéressé, qui avait émis le souhait lors de sa nomination d’être le « ministre de l’indépendance de la justice » . Rien n’y a fait, les magistrats l’attendaient au tournant.
Des mots qui fâchent Bien que montrant patte blanche, le néo-ministre, avocat pénaliste reconnu, les a décontenancés en nommant à la tête de l’école nationale de la magistrature, une avocate, Nathalie Roret, le 21 septembre. « Ce n’est pas tant la nomination elle-même qui nous a déroutés », tient à préciser Manuel Munoz, juge d’instruction au Tribunal de grande instance de Chambéry, « car le fait qu’il y ait une avocate à la tête de l’école qui forme les magistrats est même une bonne chose, cela permet de se repositionner, cela apporte une richesse, une diversité. Le problème c’est que les propos du garde des Sceaux ne reflètent pas du tout ce que j’ai vécu à l’ENM que j’ai quitté il y a 4 ans. » Quels propos ? « L’ouverture c’est d’abord rompre avec des traditions surannées, c’est rompre avec la tentation du vase clos et de l’entre soi. C’est vouloir réfléchir et débattre autrement qu’entre pairs. Des efforts ont déjà été faits mais ils méritent d’être amplifiés. L’ouverture, c’est encore, renforcer l’apprentissage, chez les futurs magistrats, d’une vraie culture du contradictoire, étant ici rappelé que la justice ne peut se forger que dans le contradictoire. » Dans un discours à la Chancellerie, au cours duquel il avançait le nom de la nouvelle directrice de l’Ecole nationale de la Magistrature, Nathalie Roret, actuelle vice-bâtonnière du barreau de Paris, qui exerce depuis 1989 la profession d’avocat, le garde des Sceaux a remis en cause la diversité de l’ENM. Mais les magistrats réunis devant le palais de Justice de Chambéry n’ont pas véritablement si mal pris que cela la nomination de Nathalie Roret, première femme à la tête de l’institution. Ce sont donc davantage les mots qui les fâchent, plus que les actes, en la matière.

Une attaque de l’indépendance de la justice, selon les magistrats 

Pour les actes, ils ont dans le collimateur l’ouverture d’une enquête à propos du Parquet national de Paris, arguant du « conflit d’intérêt » de l’actuel ministre de la Justice, qui avant d’être nommé avait déposé une plainte contre cette même instance, mettant en cause des écoutes irrégulières de ténors du barreau. « Premièrement, permettez-moi de revenir sur la chronologie », expliquait le garde des Sceaux devant les députés à l’Assemblée Nationale le 22 septembre  « c’est Madame Belloubet (son prédécesseur, NDLR) qui a ordonné l’enquête. Elle a trouvé que ce qu’il s’était passé était choquant, ce sont ces mots. Il s’agissait d’une enquête secrète, qui a duré six ans, on a fouillé les fadettes (factures détaillées) de magistrats, d’avocats et d’une journaliste. » A l’époque, les syndicats de magistrats avaient saisi le Conseil d’Etat, afin qu’il vérifie la légalité de cette enquête, lequel s’est prononcé en faveur de la Chancellerie, ce qui n’avait pas manqué de faire bondir les magistrats. A Chambéry, le premier à s’avancer devant le palais de Justice est Fréderic Paris, délégué syndical de la magistrature, par ailleurs président de chambre à la Cour d’appel de Chambéry. A la main, un communiqué parisien, « auquel nous souscrivons totalement », soutiennent ses collègues, dont la plupart indiquent ne pas être syndiqués. « Pour quelqu’un qui dit être attaché à la transparence et au principe du contradictoire**, nous trouvons que le ministre se drape dans des principes que nous apprécions pour ensuite piétiner notre fonction. Il ne faut pas qu’il oublie qu’il est ministre maintenant, et qu’il est au service des justiciables, il n’est plus avocat ! » « Son plan est clair, il règle ses comptes ! » peut-on entendre çà et là, « la tentative d’intimidation de l’institution judiciaire est trop gênante ! » La colère gronde. Lorsqu’on leur demande ce qu’ils attendent de leur ministre, les magistrats sont quasi-unanimes : ils attendent une réaction et « du respect! » Et bien entendu, des moyens. « Pensez-vous que l’on rende la justice correctement quand les audiences s’éternisent jusqu’à minuit parfois » ? éclate Céline Payne, vice-présidente du Tribunal de Chambéry, « nous avons besoin de plus de moyens, alors que les décisions judiciaires, l’institution, sont sans cesse remises en cause. Nous avons appris récemment que seuls 53% des français ont confiance en la justice. C’est notre travail quotidien, à tous. Si en plus notre ministre contribue à affaiblir la justice que va-t-elle devenir ? Pour que nous descendions dans la rue, c’est que la ligne rouge a été dépassée, » fait-elle valoir.

Crédit photo Stéphane Lemouton 
Pour Marianne Thirard, vice-procureure au TGI de Chambéry et déléguée régionale de l’Union syndicale de la magistrature, « ce qui a mobilisé les collègues, c’est le problème de l’indépendance. Ils se sentent attaqués. » La riposte n’est pas moins cinglante, « ces attaques existent en réalité pour masquer des conflits d’intérêts majeurs, non résolus à ce jour, et à l’aube d’un procès éminemment sensible impliquant notamment un ancien président de la République et son entourage.*** » précise le communiqué de l’Union syndicale des magistrats. S’agissait-il de deux attaques en règle, comme l’ont ressentie les magistrats, ou bien de l’exercice normal de la fonction ministérielle, réformer, agir, parfois au risque de brusquer ? Si comme le disait Céline Payne, les décisions de justice ne sont pas faites pour plaire aux gens, qu’en est-il des réformes ? Quant aux moyens, le Premier ministre a annoncé, le 24 septembre au soir, une augmentation du budget de la justice de plus de 8 % « un budget historique, que la France n’a pas eu depuis plus de 25 ans. » avec l’arrivée de 950 personnels de justice « dès maintenant » et d’ici 2021, plus de « 2 400 personnels » selon Eric Dupond-Moretti, au micro de nos confrères de RTL, vendredi 25 septembre. Cela suffira-t-il à renouer le dialogue entre le ministre et ses juges et à redonner confiance en la justice au justiciable ? Affaire à suivre. 
* Les deux syndicats représentés lors de la manifestation chambérienne étaient le Syndicat de la Magistrature (25% des magistrats de Chambéry) et le syndicat majoritaire l’Union Syndicale des Magistrats.** En France, la justice repose sur le principe du contradictoire, chacune des parties ayant voix au chapitre, le juge se fonde sur les arguments communiqués entre les parties. *** Procès visant Nicolas Sarkozy fixé du 5 au 22 octobre prochains, pour des faits de corruption. 

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