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Les opinions du Petit Reporter : poissons rouges

Par Jérôme Bois • Publié le 01/09/20

La rumeur sur les poissons rouges est infondée, leur mémoire, loin d’être contenue dans un dé à coudre, est en effet beaucoup plus vive qu’on ne le pense. Elle n’est pas d’éléphant non plus, certes, mais elle dépasse de très loin ce à quoi l’imaginaire collectif l’a réduite : à un murmure. 
Mercredi 2 septembre s’ouvrira un procès pour l’histoire, celui de l’hypercasher, de Charlie et de ceux, surtout, qui ont voulu le faire taire. Ils seront 14, dont trois en cavale, ils étaient 17. Historique parce que nous avons tous été Charlie, moi, eux, vous aussi d’ailleurs. Juste deux minutes, peut-être, mais nous l’avons été. Et même les poissons de mauvais augure ne pourront dire que le sort de ces drôles de zèbres tirés comme des lapins à l’ouverture de la chasse n’a seulement été qu’un simple murmure. Ils sont devenus les icônes de ce que nous ne sommes pas capables de défendre. Être Charlie, au-delà de la simple étiquette collée sur nos murs Facebook, est un état d’esprit, autrefois détenu par ces mêmes zèbres qui, bien qu’en safari, confrontés à des braconniers de toute sorte, ont longtemps représenté l’affirmation de libre et du bien. Le risque est grand de céder à la noirceur.
Chacun peut dire, sans effort, ce qu’il a fait, où il était, le 11 septembre 2001. Personnellement, et sans trivialité aucune, j’étais affairé à pousser un ballon rond sur une pelouse élimée d’Annecy, ce mardi-là. Il était 17h30 et après une bonne demi-heure de sidération – nous venions de prendre connaissance des attentats du World trade center -, accroupis sur le pré, sans mot dire c’est encore groggy que nous avons pris place sur notre terrain de fortune. Autour de nous, le centre-ville avait été comme déserté en quelques minutes à peine. Nulle âme ne vint s’y perdre. Au bout d’une dizaine de minutes de jeu, l’intervention musclée d’un camarade de jeu plia mon genou dans le mauvais sens, emportant mon intégrité physique, mon élasticité, mon moral, déjà au ras du gazon, mes illusions et un ligament croisé dans la pénombre. L’une de mes deux tours venait de se briser tandis que deux autres se consumaient.
Ce 7 janvier 2015, je m’en souviens bien, aussi. Je subissais une réunion de rédaction des plus étirées. C’était un froid mercredi d’hiver, très ensoleillé. Sortis de notre léthargie, après deux heures de palabres, nous découvrions le drame, sans présager de la portée médiatique, populaire, historique de ce que nous venions de louper, enfermement oblige. Ce midi-là, intérieurement, quelque chose venait de se produire : nous aussi, plumitifs de bonne foi, devenions des victimes potentielles de l’obscurantisme et de la négation du libre-arbitre et du droit d’informer. Quelques minutes plus tard, un coup de fil de la Préfecture de Haute-Savoie me sortit de mes réflexions et me ramena à la vérité ; en ligne, une aimable secrétaire demanda à notre cheffe d’agence si nous réclamions la présence d’un garde du corps devant nos bureaux et si certains parmi nous ressentaient le besoin d’une assistance psychologique. En une poignée de minutes, nous étions passés du choc à un approximatif branle-bas de combat. Sans transition. Un mécanisme d’auto-défense foutraque.

J’ai assisté, pour moi et moi seul, aux diverses manifestations et marches blanches qui ont suivi. Le remplissage du journal importait peu, à cet instant, je ne saurais dire quels mots j’ai bien pu utiliser pour évoquer l’émotion qui suintait. Moi, j’avais besoin de me rassurer sur l’état du monde au milieu de ces gens, unis sans bannière, derrière une cause fédératrice. Ensemble, nous allions croire en un lendemain meilleur. A Chambéry, je croisais au hasard un Louis Besson discret. Michel Dantin, alors maire en exercice, s’était mis en retrait dans la foule, élus et personnalités se mêlaient aux anonymes. Une sensation de force que je ne ressentis pas forcément partout mais qu’importe, j’étais, au cœur de la masse, animé d’une nouvelle audace. Sans peur.
Ce qu’il en reste aujourd’hui ? Depuis que Charlie a été piétiné au profit de querelles de clochers communautaires, depuis que jusqu’à la mémoire des défunts a été oubliée voire profanée, plus grand chose, sinon le souvenir d’en avoir été et d’y avoir cru. Ça n’aura juste été qu’un murmure, le temps d’un tour de bocal… mais un murmure qui venait de tous et que je croyais assourdissant.

J.B.

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