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Laïcité : « Il faut à tout prix éviter l’auto-censure » dans l’enseignement public

Par Laura Campisano • Publié le 21/10/20

Après l’attentat qui a ôté la vie à Samuel Paty, professeur d’histoire à Conflans-Sainte-Honorine, parce qu’il avait montré les caricatures de Charlie Hebdo durant son cours, l’émoi dans le corps enseignant est très palpable Tandis qu’un hommage national est rendu ce 21 octobre à son collègue, Jean-Benoît Cerino, professeur d’histoire à Chambéry, revient sur l’évolution de son métier et de la société depuis ses débuts d’enseignant et sur les valeurs républicaines qui doivent prévaloir en France.
Les témoignages, de la classe politique comme des citoyens, sont assez frappants : de nouveau, comme nous l’avions vécu en 2015, les valeurs de la république ont été touchées dans l’un des symboles les plus forts, l’enseignement. Après la presse, cette fois c’est l’éducation qui a été frappée par une idéologie aux antipodes des préceptes des religions, qui ne cessent de prôner le partage et la fraternité. Une attaque de plus qui attriste la profession et qui démontre également le chemin – ardu – qu’il reste à parcourir. Nous en avons discuté avec Jean-Benoît Cerino, qui aborde la liberté d’expression dans ses cours, comme une grande majorité de ses collègues… car c’est aussi au programme. 
Quel sentiment prédomine chez vous, après les faits qui se sont déroulés vendredi 16 octobre ?
« Beaucoup d’émotion. D’une certaine manière, on s’y attendait un peu, on se demandait quand cela allait arriver, mais quand c’est arrivé, nous avions peine à y croire. Les enseignants sont une cible naturelle… Nous avons longtemps cru, nos dirigeants politiques comme nous-mêmes, que les valeurs de la République étaient indestructibles. Pourtant, depuis de nombreuses années, une nouvelle génération est moins au fait des choses.
Que faudrait-il faire, pour que soient ravivées ces valeurs au sein de l’école ?
Il y a tout un travail à mettre en place, l’éducation civique est morale est presque aussi importante que certaines autres matières, c’est tout aussi sain. C’est un éveil à ce qu’est cette nouvelle société dans laquelle on est amené à évoluer. Cette matière est une belle approche, permet de discuter de débats sociétaux, mais ce n’est pas suffisant, faute de moyens mis en place.
Ne faudrait-il pas réformer les enseignements justement, pour donner plus de moyens à » la formation de la raison critique « selon la dénomination du texte ?
Je ne suis pas sûr qu’il faille tout bouleverser. En revanche, je pense qu’il faut réaffirmer nos valeurs, dire stop au relativisme. Je ne connais rien de mieux que notre devise » Liberté, égalité, fraternité «, à laquelle j’ajouterai laïcité, pour s’épanouir dans notre société. Arrêtons d’en avoir peur, et même honte parfois.
Cela semble un travail de longue haleine…
Oui, celui de faire prendre conscience à tous que la laïcité permet l’épanouissement personnel. Le but n’est pas de faire un » catéchisme « ou d’imposer des valeurs, puisque nous sommes persuadés qu’elles sont nettement émancipatrices. Tous les jours, dans notre vie quotidienne, nous pouvons percevoir ce que peut être la richesse des principes républicains. Si le monde adulte ne s’en empare pas, il se trompe.

« La fraternité de notre devise c’est cela : nous ne sommes pas obligés de nous aimer, mais de nous tolérer, si » 

Le contact a toutefois l’air difficile à établir avec les jeunes générations sur ces sujets, ne trouvez-vous pas ? 
Je pense qu’il ne faut pas stigmatiser les jeunes, qui sont bien plus malins et fins qu’on le pense et qui ont un vrai désir d’apprendre, on l’a noté depuis le confinement. Ce que je note sur le terrain, c’est que lorsque j’ai commencé à enseigner il y a 25 ans, on ne parlait pas de religion à l’école, cela faisait partie de la sphère privée. Aujourd’hui, il n’y a pas une année scolaire sans que l’on évoque ces sujets-là, parfois dans des situations où l’on assiste à un choc des cultures. L’école a un rôle fondamental, celui d’offrir une culture commune aux jeunes, sans abandonner ce qu’ils sont, ni leur histoire, ni leur culture, mais créer une culture ensemble, exister au milieu des autres. 
Comment expliquer qu’il soit nécessaire de rappeler cette notion de culture commune ?
Il y a plusieurs phénomènes qui poussent à la fragmentation, au lieu de rassembler. Saint-Exupéry le disait déjà « Si tu diffères de moi, mon frère, loin de me léser tu m’enrichis ». La fraternité de notre devise c’est cela. Nous ne sommes pas obligés de nous aimer, mais de nous tolérer, si. Les lois de la République devraient permettre au peuple d’être une Nation, de faire en commun, sans être tous les mêmes, nous ne sommes pas des clones, mais de se respecter. Vous savez, les élèves passent 1 000 heures par an en cours, le reste du temps, ils sont derrière leurs écrans, ont accès à des vidéos, à des éléments non sourcés. La République française ne devrait-elle pas être le roi des influenceurs aujourd’hui ? Il y a ici un vrai problème de communication, de pédagogie. Il faut redonner du sens à nos valeurs.
En quoi selon vous, la religion, quelle qu’elle soit, réussit-elle à combler le vide dans l’esprit des jeunes ?
La religion ritualise, explique comment vivre. Elle apporte une réponse à l’angoisse de la mort. C’est une loi sociale, un ensemble de normes qui régit l’ordre social. Cela peut être très pertinent, très intéressant vis-à-vis de l’angoisse propre à l’existence humaine, les questionnements sur la place que l’on occupe, « où on va », « qu’est-ce que la mort ». Le problème est que les hommes s’approprient de belles théories, la religion distille des valeurs d’amour mais pour certains c’est un amour possessif et exclusif de ceux qui ne partagent pas leur vision de cet amour. 
L’enseignement du fait religieux ne serait-il pas un rempart à cette « exclusivité », tout comme celui de la philosophie, dès la seconde par exemple ?
Tout à fait, d’autant que la philosophie est l’école de la rigueur. Il faudrait offrir des outils intellectuels aux jeunes, mais pas seulement d’ailleurs, afin qu’ils puissent faire des choix, qu’ils aient une analyse rationnelle. Nous sommes tous traversés par les mêmes questions, quant à notre place dans la société et notre avenir. Il faut outiller ces jeunes. C’est tellement confortable, à l’inverse, de se replonger dans une vérité dogmatique, cela évite des questionnements déstabilisants. Or il convient de valoriser ces questions, c’est une responsabilité du monde enseignant, du monde de l’information aussi, de sortir du sensationnel, c’est un travail collectif. De cette manière, les citoyens seront moins enclins à se faire rouler dans la farine.
Assistons-nous à un regain d’attrait pour cette pensée dogmatique, toutes religions confondues, ou bien cela a-t-il toujours existé ?
Ce qu’il faut garder à l’esprit, c’est qu’il existe des personnes malveillantes, méchantes intellectuellement, qui souhaitent imposer un certain nombre de choses. Depuis quelques années, l’Islam radical, l’Islam politique est dans l’air du temps, mais quand j’étais jeune il y avait d’autres dogmes, et il n’y a pas si longtemps, les idées de la « Manif pour tous » avaient également cours. Il y a toujours eu cette lutte historique entre pouvoir religieux et pouvoir laïque, Islam politique et christianisme politique. Il a fallu le courage d’Aristide Briand pour aboutir à la loi de 1905 de séparation de l’Eglise et de l’Etat. C’est quelque chose qui a permis un apaisement, et qui a protégé les cultes minoritaires. Il reste encore des personnes, très minoritaires mais très visibles, qui essaient d’imposer une vérité. Quel que soit le pays, de réactionnaires, de gens dangereux. Ils ont le droit de penser de cette manière, ils ont même le droit d’avoir un projet politique sur ces idées. Mais nos principes républicains doivent nous permettre de nous opposer à cela, on ne gagnera pas tout le temps, mais on finira par gagner. 

« Les principes de la République sont non-négociables »

Comment envisagez-vous le retour en classe, à la rentrée des vacances de Toussaint ?
C’est une question que je me pose depuis vendredi. Ce que je crains, c’est l’auto-censure, ça me cause une profonde inquiétude. Moi aussi j’ai travaillé avec les élèves de collège sur les caricatures, cela fait partie du programme, pour le développement de l’esprit critique. Ce serait malhonnête de dire qu’on n’a pas de crainte, mais c’est le but de la démarche : punir et faire peur. C’est pour dire « attention ! » et que consciemment on ait peur d’être puni par je ne sais quelle force occulte. On s’est tous posé la question et de façon très massive on est arrivé à la conclusion qu’on le ferait encore, avec le plus de professionnalisme possible. Il y a 25 ans, on n’était pas outillé. Il faut combattre avec les armes de la République. Cela dit, dans les prises de parole du Ministre de l’éducation nationale, je me suis senti soutenu, c’est déjà quelque chose qui permet d’avancer.
Le vivre-ensemble, est-ce encore possible ?
Je le pense, et pour ce faire il faut faire preuve de tolérance, éviter de faire des mélanges et se dire que les religions et la spiritualité sont des recherches d’absolu, qui n’entrent que dans une quête individuelle, ce n’est pas une quête sociale. S’il n’y a pas de tolérance, on aboutit à des guerres, des affrontements, des chocs… chacun étant persuadé d’avoir raison et de détenir la vérité. Les principes de la République sont non-négociables «. 

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