Le contentieux familial, Philippe Le Nail le connaît bien. C’est son quotidien depuis qu’il y a posé ses bagages, durant cinq ans à Bourg-en-Bresse, avant de venir s’établir à Chambéry. Juge aux affaires familiales, l’une des fonctions de la magistrature qui touche le plus à la sphère privée des citoyens et duquel parfois, on attend beaucoup plus que ce que son métier le lui permet. Rencontre.
Souvent connu sous son diminutif « Jaf » pour juge aux affaires familiales, il est de tous les conflits intra-familiaux : conciliation, divorces, gardes d’enfants, pensions alimentaires, dossiers hors et après divorce, autorité parentale, droit de garde des grands-parents, demande de pension alimentaire entre parents et enfants, ses missions sont variées et touche au sensible, à l’humain. Et ça tombe bien, c’est précisément l’humain qui plaît à Philippe Le Nail, l’un des deux juges aux affaires familiales du tribunal judiciaire de Chambéry. « Le Jaf me plaît bien, c’est très vivant, équilibré au niveau professionnel entre temps d’audience et temps de rédaction », explique-t-il, posément, « c’est une matière dans laquelle le magistrat peut apporter une plus-value, rattraper une situation. » Une somme de défis, face aux grandes attentes des justiciables qui saisissent le juge, alors qu’ils se trouvent au cœur de conflits dont ils ne trouvent pas la porte de sortie.
Comment vivez-vous votre métier, face aux attentes des justiciables qui vont crescendo ?
« Je le vis bien, quand bien même la fonction de juge aujourd’hui soit dévalorisée. Il est clair que le juge n’a plus aujourd’hui l’aura qu’il avait il y a 50 ans. Il est vrai que les gens attendent beaucoup de nous, trop parfois, mais ils comprennent quand on leur explique les choses, les audiences se passent bien. Le plus important est de bien connaître nos dossiers, c’est ce qui fait que la grande majorité des gens acceptent les décisions que nous rendons.
Quelles qualités devez-vous mettre en avant, pour exercer cette fonction, vous qui êtes « invité » dans la vie personnelle des gens ?
Il faut être psychologue, tâcher de comprendre ce qui bloque dans une famille. Le plus important, c’est de ne parler que du problème qui nous est soumis. Les gens ont envie de raconter tout un tas d’anecdotes parfois sans lien avec la question qu’il nous est demandé de trancher. Dans ce cas il convient de les recadrer. Quand on est là pour discuter de la fixation d’une pension alimentaire, je leur explique « qu’on va parler pognon ». Il faut être direct, parler sans détour et expliquer de façon orale ce qui va nous amener à prendre telle ou telle décision.
La lecture des jugements, souvent rédigés de manière complexe, peut laisser les justiciables un peu perdus… Comment y remédier ?
En évitant de standardiser, d’utiliser un langage ou des formules compliquées. J’attache de l’importance à rédiger mes jugements, leur motivation de façon simple. Quand je les ai en face de moi en audience de cabinet, je procède beaucoup par métaphores, par images, ce qui ensuite les aide à bien comprendre ce que j’écris : il n’y a ainsi pas de place au doute.
Certains parents se sentent totalement démunis face à la complexité de la vie de famille, ne doit-on pas passer obligatoirement par la phase « pédagogie »?
En effet, d’abord leur faire comprendre les grands principes de l’autorité parentale et leur faire comprendre que nous ne pouvons pas les sauver de toutes les situations. Nous avons parfois affaire à des parents complètement débordés, la plupart des demandes sont justifiées d’ailleurs et nos décisions sont très respectées. Je dois dire que je suis reconnaissant envers les avocats qui nous font remonter les informations quant à la suite donnée à certains dossiers. J’en suis même étonné, cela veut dire que notre fonction est utile.
Existe-t-il des limites à cette fonction selon vous ?
Il arrive des fois, rares, où on n’y arrive pas, où les solutions offertes par la justice ont été intégralement épuisées. Ce sont des dossiers où un juge des enfants est saisi très souvent, et quoi qu’on fasse, en dépit de l’arsenal de choses que nous pouvons proposer, l’audition des enfants, les décisions provisoires, les enquêtes sociales après lesquelles nous revoyons les familles… où il n’y a pas de solution.
Certains dossiers peuvent-ils en cacher d’autres, comme les dossiers de demandes de pension alimentaire des enfants envers leurs parents, par exemple ?
En effet, un fils qui demande de l’argent à l’un de ses parents, pour payer ses études très souvent, cache quelque chose de sous-jacent, les demandes financières cachent des rancœurs qui vont au-delà, des crises plus profondes. Cela part davantage sur l’aspect psychologique. Parfois on arrive à un accord, ou tout au moins à tâcher de dédramatiser et de rapprocher les deux parties, l’accord à l’audience reste l’idéal.
Que dit la situation que nous vivons, dans les litiges que vous avez à connaître ?
Nous constatons une grande accélération des demandes de réduction de pensions alimentaires en raison de la situation économique. Cela nous démontre de façon concrète ce que la crise Covid a comme effet, avec la dégradation des conditions économiques des pères de famille, particulièrement. Cela entraîne des effets sur toute la famille, forcément.
Que répondre aux objections des parents qui refusent de verser une contribution à l’éducation de leurs enfants parce que ceux-ci ne veulent pas les voir, ou qui nient le droit de visite de l’autre parent ?
Que ça se terminera devant le juge pénal dans tous les cas.. Soit pour non-présentation d’enfant, soit pour non-paiement de la pension alimentaire. Le tout est d’arriver à leur faire comprendre que le plus important est l’intérêt de l’enfant.
D’autant qu’il semble que le droit a beaucoup évolué au sujet de la famille, ces dernières années…
Le changement est radical : il y a 40 ans, la résidence habituelle de la mère était automatiquement fixée chez le père, qui n’avait que le minimum du minimum au niveau droit de visite. S’il réclamait un mercredi après-midi, on lui riait au nez. La société a évolué et le droit avec elle, on voit de plus en plus de pères investis, et maintenant ils ont même la fixation de résidence, et ils sont tout à fait sérieux. Il en est de même pour les grands-parents qui sont de plus en plus nombreux à solliciter un droit de visite en cas de litige. Ils n’hésitent plus à faire appel au juge.
Quelle est la plus grande difficulté aujourd’hui, dans la justice familiale, à laquelle vous soyez confronté ?
Malheureusement, les délais qui se rallongent sont très mauvais pour le justiciable qui attend une réponse. Ce n’est pas que pour la justice familiale, il y a bien sûr des procédures d’urgence concernant les violences familiales. C’est un problème d’organisation générale, les magistrats sont très sollicités, et le temps judiciaire risque de voir une détérioration dans des situations déjà délicates. La situation que nous vivons actuellement rajoute du stress.
Comment réussissez-vous à faire face à « l’engorgement » des services judiciaires ?
Nous avons mis en place des plages horaires, au lieu de convoquer tout le monde à la même heure. Cela demande une plus grande discipline, mais nous réussissons de cette manière à faire fonctionner le service de manière plus sereine. Toutefois, le retard pris ces derniers mois, y compris avec la crise du Covid, ne sera pas résorbé tout de suite. Cela aussi, il faut l’expliquer aux gens «.
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