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Proposition de loi de sécurité globale : « non, le texte actuel de l’article 24 n’interdit pas de filmer »
Par Laura Campisano • Publié le 30/11/20
Les levées de boucliers ont été immédiates, dès l’apparition de l’article 24 de la loi dite « de sécurité globale » actuellement en cours d’examen au Parlement. Journalistes, juristes, citoyens, se sont élevés contre ce texte qui délimite – dans sa rédaction initiale – la captation et l’utilisation de ces images où apparaissent de manière reconnaissable les forces de l’ordre. Depuis son adoption en première lecture par l’Assemblée nationale, des violences policières filmées par une caméra de vidéosurveillance sur un producteur de musique* ont accentué la défiance des citoyens, réunis à près de 500 000 dans toute la France, contre ce projet. Pour comprendre, nous avons interrogé deux spécialistes du droit, afin de clarifier le processus législatif, de clarifier le contenu de cette proposition de loi, et d’en connaître les possibles applications si elle était promulguée, dans quelques mois.
Adopté en première lecture à l’Assemblée nationale le 24 novembre, l’article 24 modifié de la proposition de loi de sécurité globale a déjà fait couler beaucoup d’encre et méritait que l’on s’y penche, avec un éclairage juridique, dans le sens même des termes du texte. Avant qu’il ne soit définitivement adopté, de longs mois d’échanges et d’amendements se profilent, l’hypothèse d’un 49-3 de la Constitution, dégainé de derrière les fagots, n’apparaissant pas, dans le contexte hexagonal actuel, être l’option la plus apaisée.
Renforcer les liens entre les différents corps de métiers assurant la sécurité publique
La proposition de loi, déposée le 20 octobre 2020 par les députés LREM Jean-Yves Fauvergue, Alice Thourot, Christophe Castaner, Olivier Becht, Yaël Braun-Pivet et Pacôme Rupin, fait suite à un rapport de 2018, intitulé « continuum de sécurité vers une sécurité globale », dont sont par ailleurs reprises certaines des préconisations. Objectif visé par cette proposition de loi, « savoir être inventif et innovant afin de renforcer le continuum de sécurité, tout en respectant pleinement les identités et les missions de chacun des acteurs qui y contribuent. Elle vise aussi à doter chacun d’entre eux des moyens et des ressources pour assurer plus efficacement et plus simplement les missions qui leur sont confiées. » C’est en ce sens que les deux premiers chapitres visent à renforcer les moyens de la police municipale, des sociétés de sécurité privée et élargissent les pouvoirs des maires quant à l’exploitation des bandes de vidéosurveillance avec l’idée de renforcer les liens entre la police nationale, la gendarmerie et la police municipale. Autre point important, et non des moindres, les personnes détenues pour meurtre, violence, menace, à l’encontre d’un élu, policier, gendarme, sapeur-pompier, personnel des douanes et pénitentiaire ne pourront plus bénéficier de crédits de réduction de peine, ce qui est déjà le cas dans le cadre d’actes terroristes. Enfin, dans le prolongement d’une décision du Conseil d’Etat du 18 mai 2020, ordonnant la suspension de l’usage de drones pour contrôler le respect des règles sanitaires sans l’adoption d’un cadre juridique préalable et sans bridage technique, la proposition de loi avance une nouvelle réglementation. L’article 22 vise à modifier le code de la sécurité intérieure en cadrant l’utilisation des « caméras aéroportées » « Le texte précise les moments où le recours aux drones est admis (sécurisation de rassemblements en cas de risque de troubles graves à l’ordre public, prévention des actes de terrorisme, surveillance des littoraux et des zones frontalières, secours aux personnes…). Outre les forces de l’ordre, les sapeurs-pompiers et les marins-pompiers pourront en faire usage. Des garanties sont posées ; le recours aux drones ne pourra pas être permanent, l’intérieur des domiciles et les entrées ne pourront pas être filmés et le public devra être informé » par tout moyen approprié « explique le site gouvernemental » vie-publique «.
L’article 24 sur la captation d’images des forces de l’ordre « n’interdit pas de filmer »
C’est le point chaud de cette proposition de loi qui ne vise pas, à l’heure où cet article est publié, à modifier le code pénal, mais la loi de 1881 encadrant la liberté de la presse en y ajoutant un article 35 quinquies au paragraphe 3 du Chapitre IV. Il prévoit, après un amendement déposé par le gouvernement le 20 novembre 2020, que « sans préjudice du droit d’informer, est puni d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende le fait de diffuser, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, dans le but manifeste qu’il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique, l’image du visage ou tout autre élément d’identification, autre que son numéro d’identification individuel, d’un agent de la police nationale, d’un militaire de la gendarmerie nationale ou d’un agent de police municipale, lorsque ces personnels agissent dans le cadre d’une opération de police. »
Comment doit-on le comprendre ? « On peut en avoir deux visions différentes, d’abord quant à la rédaction de l’article », vient préciser Juliane Dubron, juriste à Lex Causae, « le but manifeste de porter atteinte, doit démontrer une intention manifeste, que les juges devront interpréter au cas par cas. L’objectif vindicatif de la personne poursuivie devra être démontré. De plus, sur l’expression » porter atteinte «, à quel type d’atteinte faisons-nous référence ? S’agit-il de toutes les infractions ? Si l’on poste une vidéo en légende de laquelle il est expressément énoncé que l’on veut porter atteinte à un agent de la force publique, est-ce là une provocation ? Si c’est le cas, l’article est inutile puisqu’il existe déjà (Article 24 de la loi de 1881 NDLR) et que le délit est plus sévèrement puni, de cinq années d’emprisonnement, tandis que l’article 24 prévoit un an d’emprisonnement. Ce qu’il faut comprendre dans cet article, c’est qu’il n’est pas interdit de filmer, si cela est dans le but d’informer, que l’on soit organe de presse ou citoyen. Ce qu’il sanctionne, c’est le fait de le faire dans l’intention de nuire aux services ». Le nœud du problème, celui qui provoque moults remous au sein de la communauté journalistique.
Elle poursuit : « Ce que cela va provoquer, c’est une augmentation des procédures, aux cours desquelles il faudra démontrer cette intention. Et là, bon courage ! Donc quoi qu’il en soit, même si la loi est promulguée, il ne sera pas interdit de filmer. Ce sera au juge d’apprécier. Il y a une crainte légitime des deux côtés, d’une part, les journalistes qui craignent de ne pas pouvoir exercer leur métier correctement, de l’autre, la crainte de représailles auprès des familles des forces de l’ordre. Il n’y a à ce jour pas de chiffres officiels mais cela témoigne d’un problème de confiance sur le fond », ajoute la juriste, « depuis 2014, le code unique d’identification des forces de l’ordre, le RIO, doit être apparent, mais il semble qu’ils ne jouent pas le jeu non plus. Donc, qu’on ne mette pas leur visage en évidence, cela semble cohérent, mais il faut que de part et d’autre, les individus puissent être identifiés. »S’il n’y a pas d’interdiction de filmer, pourquoi un tel soulèvement ? « Il y a eu sans doute une mauvaise interprétation, sans le recul nécessaire à l’analyse d’un texte de loi, les précisions » sans préjudice de la liberté d’informer « et » but manifeste «, protègent les journalistes. De plus, depuis le début du quinquennat, plusieurs lois à visée sécuritaire ont vu le jour, ce qui n’a pas influencé les magistrats dans leurs décisions. »
Par ailleurs, alors que cet article n’est pour l’heure pas définitif, la présidente de la commission des lois à l’Assemblée, Yaël Braun-Pivet, a précisé chez nos confrères de France Inter le 29 novembre, qu’il était plus que probable que le texte initialement déposé (par elle, notamment) soit revu. « L’article 24 n’est pas en application. C’est une loi en construction. Il y a une navette parlementaire. C’est un travail en construction. Nous ne devons pas avoir les oreilles fermées et nous dire qu’on a tout juste tout bon. Je ne connais que peu de textes et d’articles qui n’ont pas été modifiés » […]« je vois bien, et je l’entends, il faudrait être sourd pour ne pas l’entendre, que ce que nous avons proposé et voté n’est pas satisfaisant, donc évidemment qu’il faut revoir notre copie. » a-t-elle conclu.
« Le juge est gardien des libertés et va contrôler que les conditions pour appliquer ce texte sont réunies »
Contrairement à ce qui circule sur les réseaux sociaux, ce ne sont pas les forces de l’ordre qui apprécieront le caractère « manifeste » de la malveillance de la captation d’image, mais le juge qui devra apprécier le fait. Cela change tout : ce n’est pas quand les forces de l’ordre verront une personne les filmer que l’infraction sera appréciée, mais bien au stade de la procédure où un juge indépendant sera saisi des faits, d’abord passés par le filtre du Parquet, qui décidera si les poursuites sont opportunes, ce que rappelle l’avocat publiciste Benjamin Marcilly « L’infraction in fine, qui l’utilise ? C’est le juge qui va caractériser s’il y a malveillance et déterminer s’il y a infraction ou non, au regard du sens qu’il faut donner au texte, et pourra aussi s’appuyer sur les travaux parlementaires, on voit que ce n’est pas la presse qui est visée. Ce n’est pas parce qu’un journaliste mettra la photo d’un policier sur sa page internet, qu’il sera poursuivi. La loi de 1881 régit non seulement le strict droit de la presse, écrite, orale, télévisée etc, mais aussi tous les propos, actes qui peuvent être tenus en public. Le texte dit quand même qu’il faut avoir l’intention de porter atteinte. Quand sont diffusées des images de violences policières dans les journaux télévisés, ce n’est pas dans le but de nuire aux policiers eux-mêmes, le but est d’informer et l’information n’est pas malveillante. Ce qui à mon avis est visé par le texte, et c’est un vrai sujet, c’est la diffusion sur les réseaux sociaux, de vidéos et de photos qui permettent d’identifier des personnes pour qu’il y ait ensuite une expédition punitive. Ce qui pose à mon avis problème dans ce texte c’est qu’on vise clairement une intention malveillante, et là, je leur souhaite bon courage, parce que c’est extrêmement compliqué, déjà dans des infractions existantes. Je comprends l’objectif de cette loi, également quand on prend les exemples de policiers attaqués dans leur vie personnelle. C’est une infraction qui sera caractérisée sous le contrôle d’un juge qui est le gardien des libertés, comme le rappelle l’article 66 de la Constitution. Il ne fera pas n’importe quoi, et va contrôler que les conditions pour appliquer ce texte sont bien satisfaites, et ne va pas sanctionner tout et n’importe quoi. A mon avis il faut déjà laisser le Conseil constitutionnel statuer sur sa conformité à la Constitution. » ce qui n’est pas pour demain.
Le calendrier législatif** : « On a encore quatre mois devant nous »
Si l’on reprend le calendrier législatif, la proposition de loi ne deviendra texte applicable que dans quelques mois, quand elle aura été amendée et discutée par le Parlement et contrôlée par le Conseil constitutionnel. « D’abord, comme il s’agit d’une proposition de loi, c’est qu’elle a été déposée par un parlementaire, soit député soit sénateur (ici des députés de la majorité, NDLR) devant l’assemblée à laquelle il appartient, c’est obligatoire », rappelle Juliane Dubron. « Il y a un premier examen de la commission permanente parlementaire, où un rapporteur a 6 semaines minimum pour étudier le texte, rédiger son rapport et l’amender si nécessaire. La commission permanente adopte alors le texte par un vote, ce qui vient d’être fait le 20 novembre. A partir de là, il y a ce qu’on appelle la navette parlementaire, c’est-à-dire que le texte part vers le Sénat qui a lui 4 semaines pour étudier le texte, vu que nous ne sommes pas dans le cadre d’une procédure accélérée. Les sénateurs peuvent amender le texte avant de le renvoyer à l’Assemblée nationale, qui poursuit le travail sur le texte modifié. Ce n’est que lorsque les deux assemblées sont d’accord sur tous les termes que la proposition de loi est adoptée. Si elles ne parviennent pas à se mettre d’accord, malgré deux lectures dans chaque assemblée, alors une commission mixte paritaire est nommée par le gouvernement. Si cela aboutit, c’est adopté, sinon, on repart vers une nouvelle lecture dans chaque assemblée, mais le gouvernement peut décider que le dernier mot revient aux députés. Quand le Conseil constitutionnel donne son avis, le texte n’est toujours pas applicable, il a un mois pour statuer, sauf urgence, auquel cas c’est huit jours. Enfin, ce n’est que lorsque tout est accepté et contrôlé que la loi est promulguée dans les quinze jours et paraît au Journal Officiel. Pour le moment, on est loin de l’adoption définitive du texte, on a encore quatre mois devant nous. » conclut-elle.
Aussi, bien que le premier Ministre ait souhaité s’immiscer dans le travail parlementaire en faisant intervenir une « commission indépendante », cela a été fermement rejeté par Yaël Braun-Pivet ; « Cette commission ne peut avoir en aucun cas pour objectif de réécrire l’article 24 de la proposition de loi. Ce travail parlementaire est peut-être long pour certains mais il est entouré de toute la légitimité que l’élection nous confère. Il est normal que le gouvernement cherche les voies de l’apaisement et du dialogue, mais il n’est pas question qu’une commission composée de personnes désignées puisse se substituer à la mission que le Parlement remplit de façon démocratique, » exprimait-elle le 27 novembre dans les colonnes de nos confrères du Monde. Une commission perçue comme une « insulte faite à la majorité et au Parlement » selon un message qu’elle aurait adressé, sans le commenter, à ses collègues de l’Assemblée. Le président de l’Assemblée nationale Richard Ferrand tout comme le président du Sénat, Gérard Larcher se sont formellement opposés à cette commission. Tant et si bien que le Premier ministre s’est vu contraint de rétropédaler indiquant qu’elle n’aurait qu’un avis consultatif, le Parlement se chargeant de l’élaboration de la loi.
A l’heure de la publication de cet article « aucune feuille de route concernant la constitution de cette commission ne m’a été adressée » a soutenu la députée des Yvelines, avocate pénaliste de formation, sur France Inter. Le travail parlementaire devrait donc se poursuivre comme le prévoit la Constitution, par l’examen du texte par le Sénat, en janvier 2021. Le vice-président de l’Assemblée, Hugues Renson, a quant à lui émis l’hypothèse d’un retrait pur et simple de l’article 24. Tenant compte du fait que la majorité au Sénat n’est pas acquise au parti présidentiel et qu’un discrédit du travail des députés pourrait mettre à mal la majorité à l’Assemblée, l’utilisation du fameux 49-3 de la Constitution, vu le contexte économique, sanitaire et social du pays, n’apparaît pas comme étant le meilleur moyen d’apaiser l’opinion publique à quelques mois des futures présidentielles…
*Le Parquet de Paris,en charge des poursuites dans cette affaire a requis le 29 novembre 2020, la mise en examen des quatre policiers poursuivis pour violences volontaires, injures raciales sur Michel Zecler et faux en écriture, lesquels ont « reconnu que les coups n’étaient pas justifiés » selon Rémi Heitz, Procureur de la république de Paris. Un juge d’instruction a été saisi et la détention provisoire requise pour trois des policiers, le contrôle judiciaire pour le quatrième. Conformément à la loi, c’est au Juge des libertés et de la détention que revient cette décision. Tard dans la soirée du 29 septembre, deux des policiers ont été placés en détention provisoire, les deux autres ont été laissés libres sous contrôle judiciaire. Le Ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, sera quant à lui auditionné par la commission des lois lundi 30 novembre à 18h15, à propos des différents épisodes de violences policières de ces derniers jours, révélés par des images vidéo. ** Le 30 novembre 2020, le chef de file des députés LREM a indiqué au cours d’une conférence de presse que l’article 24 de la loi était suspendu pour être totalement réécrit. Cela va donc sans doute reculer le calendrier parlementaire, puisque l’article réécrit devra être présenté à nouveau devant les députés.
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