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Myriam Bendaoud, présidente du Tribunal judiciaire de Chambéry : « Dans cette situation de crise profonde, l’office du juge est là pour faire respecter l’état de droit »

Par Laura Campisano • Publié le 08/02/21

Pour la justice également, l’année 2020 a été éprouvante et tumultueuse, débutant par la grève des avocats tout le mois de janvier, suivie d’un arrêt de la majorité des procédures gardant uniquement les procédures d’urgence en activité. Un retard croissant de traitement et des délais à rallonge qu’il a fallu combler au mieux, et une inflation législative qui n’a pas facilité la tâche des magistrats, comme nous l’explique Myriam Bendaoud, présidente du Tribunal judiciaire de Chambéry, qui souligne l’importance du rôle du juge, dans ces temps troublés. 
A compter du 17 mars et tout au long de l’année 2020, nous avions pris le pouls de l’institution judiciaire à Chambéry, rencontrant tour à tour avocats, magistrats et personnel du Tribunal judiciaire pour mettre à jour l’adaptation des services à la crise sans précédent que traversait le pays. Derrière les lourdes portes de l’imposant Palais de justice, c’est tout un système qu’il a fallu rendre digeste pour tous, et en premier lieu, pour les citoyens.
Dans votre discours lors de la rentrée solennelle de la juridiction le 25 janvier dernier, vous avez mis en avant combien l’activité du tribunal avait été impactée par la crise sanitaire tout en ayant réussi le pari de poursuivre son travail au service des justiciables. Comment avez-vous fait face, collégialement ?« L’année 2020 a en effet été très éprouvante pour le tribunal judiciaire, même si nous avons réservé, comme vous l’aviez souligné, une priorité aux urgences en matière pénale et que nous avons continué à travailler en matière civile, en mettant en place avec les avocats du Barreau de Chambéry – qui ont joué le jeu – le principe du dépôt des dossiers ce qui a permis d’avoir de bons résultats*, malgré tout. 

Est-ce le seul point positif que l’on peut retenir de l’année écoulée ?
Il y a eu beaucoup de choses compliquées, la complication du droit notamment avec la multiplication de lois de circonstance, les réformes de droit civil, l’extension des missions du Juge des libertés et de la détention, le tout sans décrets d’application… Ce qui s’est ressenti globalement, c’est une insécurité juridique.
Comment surmonter cette inflation législative, concrètement ? 
Il y a beaucoup de choses à mettre en œuvre, et souvent dans des délais très courts. Or, dans cette situation de crise profonde, plus que jamais, l’office du juge est là pour faire respecter l’état de droit. La société est en recherche de repères, alors nous devons dans la justice bien garder le cap dans cette agitation : l’institution judiciaire est un repère, cela garantit une forme de stabilité. 
Pourtant, dans l’opinion publique, la justice apparaît toujours méconnue et assez implacable…
C’est pourquoi il faut rendre le travail des magistrats le plus lisible possible. La plupart du temps, c’est la justice pénale qui est médiatisée. Pourtant la majorité du contentieux du tribunal judiciaire est en matière civile, il est donc nécessaire de montrer toutes ces actions, qui concernent le quotidien de nos concitoyens, montrer ce que nous faisons. 
Avez-vous des pistes déjà, pour mettre ce travail en lumière ?
Je pense qu’il est important de renforcer la collégialité dans ce contexte, au regard de la complexification du droit et comme je vous le disais de la multiplication des textes. C’est en effet important d’organiser des groupes de travail pour asseoir une jurisprudence qui permette de se renforcer, d’un point de vue technique. C’est aussi l’occasion d’engager une réflexion sur la façon de rendre la justice.
A ce propos, il a beaucoup été question de « justice dématérialisée » dans le contexte de distanciation sociale liée à la crise sanitaire, un procédé qui a fait débat…
Cette question doit être débattue, l’audience est importante, c’est là qu’est la place des débats. Les justiciables ont besoin d’être entendus. Il y aura sans doute avec le temps davantage de recours au numérique, mais il est important de réfléchir aux enjeux et de se donner le temps de la réflexion.
Vous le disiez, l’audience est un temps fort de l’organisation judiciaire, surtout pour les personnes qui comparaissent, qui attendent une décision. Le port du masque n’a-t-il pas faussé la donne dans les interactions entre le personnel de justice, les avocats, les magistrats et les justiciables ?
Tout le monde a joué le jeu, bien que ce ne soit pas évident de garder le masque durant toute l’audience. Pourtant la justice est publique, et c’est un enjeu démocratique. Pour moi, le juge est là pour maintenir l’équilibre rompu de plein fouet par les circonstances. Nous sommes tous « dans le même bateau », vivant la même situation. Même si l’on ne déchiffre plus les mêmes choses sur le visage, il n’y a pas pour autant plus de froideur ou de distance, il faut s’adapter, et nous partageons cela avec les avocats. Alors c’est vrai, chacun est fatigué, mais nous tenons pour cet idéal de justice, cette mission que nous avons au sein de la société. D’autre part, nous n’avons pas le recul suffisant pour mesurer l’incidence que cela pourrait avoir sur les justiciables. 
Finalement, cette expérience inédite ne met-elle pas davantage en relief l’importance des débats physiques ?
En effet, c’est important de le souligner, le débat judiciaire se fait à l’audience, aussi quand on pense à la justice dématérialisée, il faut donc préserver ces débats. 
La rentrée judiciaire est aussi l’occasion de faire un point sur les besoins, en personnel et matériel, dont souffre la justice. Vous y avez fait allusion dans votre discours de rentrée, qu’en est-il, à Chambéry ? 
On manque toujours de quelque chose, surtout dans les formes spécialisées de la juridiction, qui connaissent une forte activité, mais sans qu’elle soit suffisante pour la Chancellerie, pour y ajouter des moyens humains. Cela met toutefois la juridiction en difficulté. Par exemple, un poste de Juge des enfants reste vacant, c’est compliqué, principalement avec la réforme en cours du droit des enfants. A l’application des peines, ou à l’instruction, c’est également tendu. Dans un objectif de justice de proximité, il faudrait renforcer les services du Juge aux affaires familiales, très affectés par la crise et dont les délais sont rallongés. C’est un point de vigilance car un dossier dont le traitement est trop long au JAF peut se retrouver devant le juge des enfants ou même devenir un dossier de violences conjugales. Il faut donc nécessairement réfléchir à organiser de nouvelles audiences. La justice est saisie, mais nous ne sommes pas suffisamment nombreux, ce qui rallonge les délais. Or il nous faut répondre aux demandes des justiciables, qui attendent une réponse. 
Du personnel est arrivé en renfort sur certains services…
Nous avons eu en effet, l’arrivée de contractuels dans les services de justice de proximité, ainsi qu’au bureau d’aide juridictionnelle, qui est un service très important, comme au Tribunal pour enfants ou au Parquet. 
Y aurait-il un moyen pour pallier ce manque de personnel, pour raccourcir si possible, les délais ?
Il faut mettre en valeur nos actions, avec nos partenaires, avec les avocats. Il faut s’harmoniser, redéfinir nos priorités, actionner tous les leviers, pour nos concitoyens. De plus, le tribunal s’inscrit dans une collectivité territoriale, avec ses réalités, et il faut aussi en tenir compte, je crois beaucoup au local. «

* Avec une moyenne de 400 à 500 justiciables reçus par semaine tous contentieux confondus, sur l’année écoulée, 4 506 décisions ont été rendues sur l’année, dont 573 décisions en matière civile entre mars et mai 2020. C’est sur les délais de traitement que la crise a joué le plus lourd tribut, passant de 11,5 mois à 14,2 mois.

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