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Cité des arts de Chambéry : « dedans-dehors », l’exposition qui élève le regard sur la prison

Par Laura Campisano • Publié le 03/12/21

La prison, haut-lieu de fantasmes et de peurs en tout genre. Mais aussi sujet d’art, sur lequel se penche Arnaud Théval depuis une quinzaine d’années, indépendamment de toute commande exprès de l’administration, pour qui faire entrer l’art derrière les barreaux est devenu au fil du temps, ce qui le questionne, le passionne et l’inspire. Avec la Cité des arts de Chambéry et le service d’insertion et de probation du centre pénitentiaire d’Aiton, l’artiste actuellement basé à Lyon partage son regard, sa poésie même, dans l’exposition « Dedans-Dehors ». Au travers des masques, réalisés avec les détenus, toute la démarche artistique des différents intervenants permet au public d’élever sa propre vision de la détention.

En quinze ans, Arnaud Théval a passé les lourdes portes métalliques de nombreux établissements pénitentiaires français, rencontré nombre de détenus et d’agents pénitentiaires, et pu avec certains d’entre eux, créer des projets artistiques par l’entremise notamment de Lauréline Bucher, coordinatrice culturelle en milieu pénitentiaire. Avec Sandrine Lebrun et Stéphanie Migliorini, en Savoie, Arnaud Théval participe à l’exposition pluridisciplinaire « dedans-dehors », avec côté chambérien, le thème des émotions masquées, au travers d’une exposition visible jusqu’au 17 décembre prochain à la Cité des arts. Une manière d’interroger cette certaine idée de l’enfermement, que nous avons tous, à différents niveaux de lecture

Libérer l’imagination et le geste de créer en milieu fermé


C’est un projet qui ne date pas vraiment d’hier. En effet, depuis 2015, Sandrine Lebrun, artiste plasticienne, enseignante en arts plastiques et coordinatrice du département des arts plastiques de la Cité des arts de Chambéry travaille avec la comédienne Stéphanie Migliorini en milieu fermé tant au centre pénitentiaire d’Aiton qu’à la maison d’arrêt de Chambéry, à la conception d’ateliers autour du masque. L’expo « dedans-dehors » est donc l’occasion de mettre en avant, à travers une rétrospective, ces travaux bluffants, que les détenus ont créé avec des matériaux de récupération modelés, tout comme elle permet de découvrir les œuvres d’Arnaud Théval issues de « Soudain, entre les murs, l’animal » ainsi que des œuvres du musée du Louvre, choisies par les détenus. Un projet au long cours, pluridisciplinaire, né de la rencontre de Sandrine Lebrun et d’Arnaud Théval au musée des Confluences de Lyon, au cours de l’exposition « Prison au-delà des murs » en 2020. Car si l’art va très souvent à la rencontre des détenus, sur leur « terrain », il est peu fréquent que le grand public soit au fait de ce qui en ressort. C’est pourquoi l’idée de cette exposition a jailli, afin de « tenter un décloisonnement des pratiques respectives et de travailler à un projet commun de dématérialisation des rendus d’ateliers ». Dans le même temps, le site internet dédié voyait le jour. Voilà un champ lexical empreint d’espoir. « Personnellement, j’ai vécu cette expérience comme une aventure », confie Sandrine Lebrun, « un voyage qui a démarré quand nous avons écrit le projet, avant le confinement. Le fait d’exprimer des émotions a été très chargé pour nous, et pour les personnes incarcérées, la mise en route du projet a été comme un déclic. Quand nous sommes allées sur place, après le confinement, les participants sont allés beaucoup plus loin que les années précédentes, peut-être en raison de ce confinement justement et d’être empêchés par le masque aussi. Ils se libéraient en pouvant modeler, pour eux aussi, c’était vital, très authentique. »  Apprendre à connaître son visage, à en créer les bonnes proportions, modeler un masque en papier, avec le matériel qu’il était possible de faire entrer en maison d’arrêt, réaliser les fleurs en papier, les moulages, travailler sur la perspective, le trompe-l’œil, ciseler son imagination en somme : un réel travail artistique qui donne des résultats stupéfiants, dont les détenus sont fiers tout autant que les intervenantes. « Ils ont d’abord cherché de quelle humeur ils étaient et celle qu’ils donneraient à leur masque », reprend Sandrine Lebrun, « ils ont pris le temps de se découvrir, passant par le dessin pour se dessiner eux-mêmes à la bonne échelle, pour ensuite créer les masques. C’est un grand travail sur le corps aussi, puisqu’une fois masqués, quand le visage est complètement couvert, c’est le corps dont le moindre mouvement est totalement visible. » 

Penser autrement la prison, sortir des clichés par le biais de l’art

Photographie de l’une des œuvres d’Arnaud Thévalactuellement à la Cité des Arts de Chambéry

Les photographies des masques réalisés par les détenus sont exposées à la manière de réelles œuvres d’art, tout autant que les matériaux utilisés, les masques eux-mêmes, au côté de l’exposition « Soudain, entre les murs, l’animal », installation photographique et sonore d’Arnaud Théval et Pauline Boyer. « Ce qui nous a paru intéressant dans cette proposition modeste », explique Arnaud Théval, « c’est de permettre de faire converger les regards vers cet objet – la prison – c’est précieux, et c’est ce qui nous manque : voir et penser la prison. C’est un objet de réflexion au cœur de la cité : à la table ronde que la Cité des arts a organisé, le maire est venu, preuve que la question de la prison est centrale. En cela, Sandrine Lebrun et Stéphanie Migliorini ainsi que leur équipe sont très méritantes pour l’énergie qu’elles ont déployé dans ce projet. » Une vraie question, cette place de la prison à la fois culturelle, sociétale et politique, qui interpelle : « comment amener le grand public à regarder la façon dont agents comme détenus, travaillent leur image ? » poursuit Arnaud Théval, « comment sortir des clichés ? La démarche artistique qui est la mienne/la nôtre, est justement de trouver des alternatives, grâce au champ de l’art, qui offre un espace inédit ; c’est d’apporter un doute sur la façon dont on pense la prison, dont on la regarde pour, peut-être, mieux faire. Mais attention, je ne suis pas moralisateur, je ne prétends pas penser à la place des autres, plutôt penser avec les autres. »
Reste que les photographies que présente Arnaud Théval portent en elles une marque poétique, presque onirique. « La poésie, je la trouve sur place et je l’amplifie », sourit-il, « j’ai passé beaucoup de temps dans les établissements pénitentiaires pour observer la place du vivant, l’humain bien sûr, mais aussi les animaux (les oiseaux en l’occurrence NDLR) les végétaux. Il y a une certaine porosité dans les prisons, des choses changent, s’échangent : quand un animal arrive, cela bouleverse tout. Et c’est ce fragment de réel que je mets en avant. » Car tous ont leur place dans le travail de l’artiste, une manière de montrer ce réel au travers des regards de ceux qui sont enfermés « dedans », et de ceux qui organisent la vie en détention. « C’est une façon beaucoup plus large de nous mettre tous face à nos responsabilités », souligne Arnaud Théval, « en effet, nous citoyens, conférons à d’autres la responsabilité de surveiller ceux que la société a puni. Par ce prisme, comment faire émerger l’expérience artistique, nous en saisir vraiment ? Ce point de vue est plus impliquant, il nous questionne aussi sur la place de l’intime, tout ce qui ne se dit pas, tout ce qu’on ne sait pas voir… » 

En miroir, la thématique du masque et des émotions en milieu carcéral

La thématique du masque et des émotions masquées est ainsi, en miroir avec l’œuvre d’Arnaud Théval, à la fois exposée mais également proposée au travers d’ouvrages à la médiathèque de la Cité des arts ainsi que dans l’autre partie de l’exposition d’œuvres du Musée du Louvre. Un fil rouge qui interroge l’observateur, le cueille même : derrière quel masque cache-t-on ses émotions ? Quel personnage incarnons-nous dans le monde social ? Est-il le même que dans les vestiaires de notre vie, dans les coulisses ? Le monde pénitentiaire, dans toutes ses singularités y est donc représenté, gardiennes et gardés, tous masqués, jouant le jeu proposé par les ateliers. « Il a été demandé aux surveillants s’ils souhaitaient participer et à notre grande surprise, ils ont posé avec des masques de carnaval », indique Sandrine Lebrun, « on ne s’attendait pas à ça, et cela marche très bien avec la thématique. » Sur la base du volontariat, et compte tenu des conditions sanitaires, les places étaient « chères » et les demandes bien nombreuses. « Les détenus voudraient d’ailleurs que les ateliers soient plus longs, que cela soit plus fluide, mais il a fallu s’adapter aux contraintes », souligne-t-elle, « ils ont été en tout cas motivés, volontaires, venant le plus régulièrement possible, rattrapant leur retard au besoin, mais surtout ils se sont entraidés, malgré le mètre de distance imposé : il y avait dans ces ateliers une belle énergie d’ensemble. » Après le 17 décembre, le travail reprendra bien entendu, pour ne pas perdre le bénéfice de ces petits miracles artistiques, toujours sur la thématique « dedans-dehors », mais cette fois en milieu ouvert, car l’incarcération se déroule également sous le régime de la semi-liberté, les détenus allant travailler la journée et rentrant en détention le soir. En attendant, le site internet va continuer à s’étoffer, travaillant sur la scénographie, la fiction, la symétrie, la 2D et s’enrichissant de podcasts. Ah, « quand l’art se mêle de liberté » comme dirait Arnaud Théval, cela donne de bien intéressantes surprises et de passionnants questionnements !

Exposition visible à la Cité des Arts – Entrée libre – Pass sanitaire exigé – jusqu’au 17 décembre 2021Horaires : 9h -21h, et le samedi 11 décembre de 9h à 17h45

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