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Justice : la parole est aux juges non-professionnels

Par Laura Campisano • Publié le 26/05/22

C’est au cours de la journée nationale de l’accès au droit que le conseil départemental de l’accès au droit de Chambéry a réuni une dizaine de juges non-professionnels, autour de sa présidente Myriam Bendaoud et du président de la cour d’assises de la Savoie, Jean-Yves Rouxel. Parce qu’ils concourent à la justice et alors que s’intensifie un contexte national de défiance de la part de la population envers l’institution judiciaire, le récit croisé de leurs expériences respectives est riche d’enseignements.

Quand on pense à la justice ce sont d’abord les magistrats professionnels qui viennent à l’esprit des citoyens. Pourtant, de nombreuses matières judiciaires voient siéger à leurs côtés des juges non-professionnels : en matière commerciale, droit des mineurs, contentieux de la sécurité sociale, droit du travail ou encore en matière criminelle, devant la cour d’assises. Des personnes sans formation juridique initiale, sans vocation à endosser un tel rôle dans une instance judiciaire, et qui pourtant participent à ce que la présidente du tribunal judiciaire appelle « l’œuvre de justice ». Ce sont ces juges qui se sont exprimés lors de la journée nationale de l’accès au droit au sein du TJ de Chambéry, ce 24 mai.

Expériences humaines et fierté d’endosser la fonction

C’est un chef d’entreprise qui prend la parole en premier, qui connaît les vicissitudes de ses pairs et sait faire preuve d’empathie quand certains lui exposent leur situation difficile, la liquidation de leur entreprise ou son placement en redressement judiciaire. Jean-Paul Silvestre les comprend et les écoute, patiemment, en sa qualité de vice-président du Tribunal de commerce de Chambéry où il officie depuis 13 ans. Comme lui, Corinne Retord co-dirige également une entreprise, plus concrètement un cabinet d’expertise comptable. Affable, avec des mots choisis, elle expose sa fonction, celle de vice-présidente du Conseil des prud’hommes chambérien. Représentant le collège employeurs, elle alterne la présidence de la juridiction avec son homologue du collège salariés, Fabrice Giacomini, assis à ses côtés. Ce dernier, président du conseil de prud’hommes et titulaire d’un CAP maçonnerie, détaille dans quel contexte il est arrivé à ses fonctions de président de l’instance prud’homale « Aussi paradoxal que cela puisse paraître, je suis entré dans la justice par l’injustice, celle que j’ai subi en tant que salarié, se remémore-t-il, siéger nous donne une autre perception de la justice », à l’instar de ses collègues pour lesquels, à l’unanimité, la collégialité, l’expérience humaine et l’empathie font la beauté de leurs fonctions. « Indépendamment de nos parcours, sans avoir reçu de formation préalable, pour tous l’idée est d’arriver à rendre une justice équitable, expose à son tour Jean-Pierre Toumieu, tiré au sort sur les listes électorales pour siéger en qualité de juré d’assises lors de la session de janvier-février 2022.  » Heureusement, c’est collectif, quand on a des doutes on peut en parler entre nous.  Siéger redonne confiance en l’action de la justice, contrairement à l’image qu’en donnent les médias. « » Avant de siéger, j’avais l’image du film américain ‘Douze hommes en colère’, abonde Philippe Grimaud, également juré il y a 40 ans à la cour d’assises d’Aix-en-Provence, c’était pour moi une immense fierté d’avoir pu faire partie d’un jury populaire, d’avoir vécu cette expérience, cette chance. Pour ma part, j’ai pu constater le professionnalisme des magistrats, la cour d’assises, c’est quelque chose qui marche très bien, c’est une justice dont le modèle est unique. Quand on rend la décision, on a vraiment le sentiment que c’est une décision juste, à notre niveau mais aussi, dans la salle, tant sur le banc des parties civiles, pour le ministère public et même du côté de la défense. il y a une forme de soulagement. C’est une expérience de vie, cela nous permet d’apporter un nouveau regard, notre pierre à l’édifice, et la relation entre magistrats professionnels et non-professionnels fonctionne très bien. «

Même sensation de satisfaction chez Jean-Paul Silvestre au Tribunal de commerce de Chambéry « je dois reconnaître que c’est un plaisir quand nous prenons une décision de voir qu’il y a très peu d’appels, exprime-t-il, sur les 400 jugements que nous prenons, seuls 2% sont infirmés par la Cour administrative d’appel. C’est un plaisir parce que nous avons le sentiment d’avoir bien jugé, ce qui nous apporte une très grande satisfaction. » » Cette satisfaction d’avoir bien fait son travail est une bonne base, ajoute Luce Bidault, assesseure au tribunal pour enfants de Chambéry depuis 26 ans, mais nous manquons de formation ; ce serait vraiment intéressant que nous soyons davantage formés, c’est un vrai manque. Quoiqu’il en soit, le regard croisé du juge professionnel et des assesseurs est vraiment enrichissant dans notre mission, qui est de rendre un jugement, avec le juge des enfants, qui puisse aider le jeune dans sa vie. « 

Consciencieux, chacun de ces juges non-professionnels fait état de l’intensité de son expérience, toutes matières confondues. Passionnés également, comme se définit Corinne Retord « je suis passionnée par mon mandat, c’est un enrichissement personnel formidable, s’enthousiasme la vice-présidente de la juridiction prud’homale, on découvre toute sorte de parcours personnels, parfois tragiques, qu’on n’a pas forcément connu dans notre propre vie professionnelle et qu’il faut juger au mieux. Il nous faut départager, s’interroger sur qui des parties en présence dit le vrai, le juste, et tout cela à l’égard de la règle de droit. Il nous faut rester sereins, impartiaux, c’est compliqué car si nous sommes présents dans cette juridiction c’est que nous avons des convictions, des engagements : il arrive donc que les débats soient vifs. On apprend des autres et on apprend beaucoup sur soi, tout en apportant notre petite contribution à la société. » « On essaie tout de même d’être neutre en audience, ajoute Martine Leblond, assesseur au pôle social du tribunal judiciaire de Chambéry, c’est quand même la vie des assurés sociaux, cela dit, nous voyons beaucoup de personnes se défendre sans avocat, ce qui signifie qu’ils connaissent leurs droits et peuvent donc porter leurs dossiers eux-mêmes. A mon sens, c’est sur le respect que l’accent est mis. » Bien sûr, parfois les dossiers sont complexes et « on ne maîtrise pas tout » sourit son collègue Daniel Fusier, « c’est aussi complexe pour les magistrats professionnels vous savez » réagit le Président de la cour d’assises, là aussi, la collégialité est précieuse, si on l’ajoute au travail basique de recherches, au final on y arrive. Mais nous n’avons bien souvent pas le choix que de traiter le dossier, cela même lorsque c’est douloureux. « 

Porte-paroles de la justice

Cette impartialité et cette volonté de rendre des décisions justes est au centre de leurs préoccupations, tout comme pour les magistrats professionnels mais avec cette petite particularité, sans doute la pression de devoir bien faire, étant issus de la société civile. « L’acte de juger n’est pas anodin, expose Jean-Pierre Toumieu, d’abord on entre rapidement dans la solennité du lieu, on voit les parties, le président, les plaignants, l’accusé, on sort de sa vie perso. Assez vite, on prend conscience de l’enjeu humain de notre fonction, on ne peut pas faire n’importe quoi. » » J’ai trouvé ça assez violent, se souvient Massimo Pengue, également juré d’assises, les experts prononcent des choses fortes, on oublie vite nos petites affaires personnelles, et ce qui est essentiel ce sont vraiment ces temps d’échanges, pour bien comprendre, bien cerner la situation. « Dans le public, le président du Conseil de prud’hommes d’Aix-les-Bains a également souhaité réagir

« Cette impartialité se concrétise par ‘la balle au centre’, a estimé Farid Bouricha, l’apport des magistrats non-professionnels n’est pas 100% juridique, nous avons une appréciation des faits qui peut s’apparenter à la conciliation. Notre recherche de solution est davantage pédagogique, même si elle peut sembler juridiquement contestable, puisque nous ne sommes pas dans la technique. » 

Attachés à leur fonction, les juges non-professionnels s’en font même les porte-paroles, inquiets pour leurs juridictions respectives au vu des réformes envisagées (notamment concernant le CPH et la Cour d’assises) à l’instar de Philippe Grimaud « je me vois comme un ambassadeur de la justice, en partageant mon expérience, je fais taire les idées reçues, estime-t-il, mais le rôle de porte-parole ne peut être nourri que si le système perdure. » Pour la présidente du tribunal judiciaire et du CDAD de Chambéry, cette image de porte-parole est parlante en ce qu’elle révèle l’engagement qui est celui des juges non-professionnels « ce qui nous relie, c’est l’acte de juger qui est au cœur du métier de magistrat, a expliqué Myriam Bendaoud, notre rôle est de rendre la meilleure justice possible, nous partageons tous cette volonté quand on a le sentiment que la justice est débattue, c’est l’essence de notre métier : agir pour la paix sociale, dans des domaines très différents. Cela contribue au fonctionnement de notre état de droit. » 

 

Tous partagent donc en commun, cette idée de justice qui doit être la plus juste possible, mais  ils relèvent également que leur mission ne peut être efficace que si des moyens sont actionnés « car il y a un manque de moyens quand même criant pour pouvoir travailler sereinement » souligne notamment Jean-Pierre Toumieu. « Il y a des choses à améliorer, reconnaît Myriam Bendaoud, mais j’ai la conviction que c’est bien de parler aussi des choses qui fonctionnent. Nous sommes attachés au maintien des juges non professionnels à l’œuvre de justice, car c’est un enrichissement réciproque. Ils apportent le regard de la société civile sur la justice. A nous d’être des ambassadeurs : c’est la mission que je m’assigne, celle de faire connaître la justice au sein de la Savoie, comment cela fonctionne, comment la faire fonctionner. » Une œuvre constructive, salutaire, même.

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