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La Ravoire : pour en finir avec les dérives du secteur funéraire, une « sécurité sociale de la mort » ?

Par Jérôme Bois • Publié le 31/10/22

Alban Beaudouin et Jean-Loup De Saint-Phalle, membres du Réseau salariat, se sont mis en tête d’imaginer à quoi pourrait ressembler une sécurité sociale de la mort alors que la question funéraire demeure une inconnue pour le grand public. Quel est le coût d’un enterrement ? s’interrogent-ils. Paie-t-on plus cher qu’il y a dix ou vingt ans ? Quel est le chiffre d’affaires du marché funéraire ? Une conception éthique de la mort peut-elle coexister avec les politiques des grandes entreprises du secteur ? C’est à toutes ces questions que le duo à l’origine du collectif « pour une sécurité sociale de la mort » a souhaité répondre via une conférence-débat organisée le 31 octobre à la Barbue, à La Ravoire, intitulée la « danse macabre ». Tout un programme…

« Que penser de la mort en tant que service public ? Eh bien à mon avis, – qui se trouve être l’avis de référence auquel j’ai le plus volontiers tendance à me ranger, quand il m’arrive de vraiment vouloir savoir ce que je pense -, à mon avis, la mort devrait être un service public gratuit pour tout le monde, par exemple, comme la naissance » ! C’était il y a 38 ans, sur la scène du théâtre Fontaine, Pierre Desproges s’interrogeait à haute voix sur cette mort soumise aux rendements comme si elle n’était qu’une vulgaire marchandise. Il se riait volontiers de la mort, du reste, le trublion de Neuilly-sur-Seine, « Je trouve insupportable, déplacé, que nous puissions mourir » avait-il lancé peu de temps avant son trépas. Il n’avait pas tort et quatre décennies plus tard, son propos conserve toute sa force.

Jean-Loup de Saint-Phalle et Alban Beaudouin

Les méthodes opaques d’un secteur florissant

Cette question demeure, pourquoi mourir coûte-t-il aussi cher ? Pourquoi la logique mercantile est allée jusqu’à s’emparer de ce temps du deuil dont on est tous le témoin à un moment ou un autre de notre vie (avant d’en être soi-même le « responsable ») ? « On sait qu’il existe une déconnexion entre cette logique marchande et les besoins des personnes, soulèvent Alban Beaudouin et Jean-Loup De Saint-Phalle. Nous venions tous deux de perdre des proches et lors des démarches administratives, nous nous sommes dits : et pourquoi pas une sécurité sociale de la mort ? Très vite, nous nous sommes rendu compte que cette idée avait du potentiel » , encore fallait-il la creuser. Dans leur rapport de présentation, ce préambule : « À la fin d’un documentaire de 2013 pour M6, il est déclaré que durant sa vie, un Français ne franchit en moyenne que trois fois la porte d’une boutique funéraire. Deux fois au cours de sa vie, pour ses parents par exemple, la troisième, en tant que défunt. Événement exceptionnel dans une vie, le passage aux pompes funèbres est universel, plus que le recours à n’importe quel autre service. Le questionnement sur son fonctionnement économique est donc tout à fait légitime ».

Dans un rapport sur le fonctionnement des pompes funèbres datant d’octobre 2011, le magazine « UFC Que choisir » dénonçait l’opacité de ce secteur d’activité. Contraintes par un arrêté du 23 août 2010 à suivre un modèle de devis précis « afin de permettre aux familles de mieux comparer les tarifs des diverses enseignes qu’elles démarchent, un impératif pour éviter toute mauvaise surprise sur la facture finale » , les sociétés funéraires n’ont pas joué le jeu, loin s’en faut. Car en juin 2011, les enquêteurs de l’UFC-Que Choisir visitèrent près de 1 000 magasins de pompes funèbres pour préparer des obsèques pour un résultat éloquent. « 97 % des quelque 820 devis récoltés n’étaient pas conformes à la réglementation ». « Les poids lourds du secteur ont développé des méthodes de fonctionnement assez éloignées de la notion de service public, estime Alban Beaudouin, il s’agit plus d’un secteur privé et marchand comme n’importe quel autre ». Une étude Ipsos datant de 2018 réalisée en lien avec les services funéraires de la ville de Paris révèle que 53% des sondés « pensent que les pompes funèbres devraient être un service public sans but lucratif. 40% pensent que les contrats obsèques devraient intégrer une revalorisation égale à l’augmentation du coût des obsèques ».

Le cher coût de la mort

L’inflation des prix est l’un des premiers constats dressé par le duo, ils soulignent ainsi que la marge réalisée par les principales sociétés funéraires sur chaque enterrement est de 20%, signale un rapport de la Cour des Comptes alors qu’entre 2014 et 2019, selon UFC Que choisir, le coût moyen d’une inhumation a augmenté 3,6 fois plus rapidement que les autres biens de consommation.

La lutte contre la mainmise des leaders du marché de la mort est une nécessité selon eux car même « le Conseil National des Opérations Funéraires (CNOF), composé d’acteurs variés du secteur – familles, professionnels, collectivités, État – publie régulièrement des rapports décrivant cette déconnexion entre les prix des pompes funèbres et l’inflation qui touche tous les foyers français » , dénoncent Alban Beaudouin et Jean-Loup De Saint-Phalle, tout en regrettant que les « clients » soient captifs de ces sociétés : « Au moment où le deuil commence, les clients sont désorientés et leur consentement est obscurci. Ils délèguent une partie de leurs décisions et se laissent guider ». Ainsi, lorsqu’un décès survient dans un établissement de santé ou un Ehpad, la gestion dudit décès est parfois déléguée à une entreprise funéraire privée. « Dans ce cas de figure, les familles deviennent captives de la société de pompes funèbres gestionnaire du lieu : les proches s’adressent logiquement à celle-ci pour l’organisation de l’entièreté des obsèques. Pour les endeuillés, la liberté de choisir son opérateur funéraire reste donc théorique ».

Le témoignage troublant d’un ex employé de Roc-Eclerc, figurant parmi les leaders du marché du funéraire, a fait grand bruit, en avril 2021 : il révélait un certain nombre de pratiques pour le moins douteuses et mit en lumière les conditions de travail des salariés du secteur, victimes de cadences effrénées. « Nous consentons à déléguer aux agents funéraires le traitement du cadavre de nos proches. Face à la responsabilité que nous confions aux travailleurs des pompes funèbres, nous devons accepter leur faillibilité, indiquent les deux hommes, ce qui peut être acceptable. Mais lorsque le secteur funéraire se fixe des objectifs de rentabilité, ajoutent-ils, il génère alors des dérives, celles-là inacceptables et les travailleurs du secteur s’épuisent à la fois physiquement et psychologiquement ».

Bernard Friot, l’inspirateur

Dans un milieu où les entreprises familiales périclitent au profit des grosses structures, où l’immobilisme est la règle face aux dérives pourtant médiatiquement dénoncées*, face au mal-être des usagers comme des agents, face à la recherche sans fin de la rentabilité, il fallait, toujours d’après nos deux témoins, réagir et créer la sécurité sociale de la mort. Premier point, faire que les prix ne soient « plus une charge financière et mentale pour les endeuillés ». Ils s’inspirent des travaux du sociologue Bernard Friot*, selon qui tout, dans notre système économique, est déjà la propriété de la collectivité, sans que l’on en ait forcément conscience. Des « mécanismes marginaux ou associations à but non lucratif » existent déjà pour financer le coût des obsèques, le terrain commun (espace obligatoire dans un cimetière pour permettre l’inhumation des défunts) ou carré des indigents, est présent dans tous les cimetières, le capital décès de la Sécurité sociale permet, « s’il était étendu à tous les décès, même des retraités, de prendre en charge collectivement les obsèques de tous par cotisation, mais il s’agit d’une disposition dont on est peu au courant » , insiste Alban Beaudouin…

« Bernard Friot, reprend-il, a beaucoup travaillé sur l’extension de la Sécurité sociale, à l’alimentation par exemple ». Il en parlait comme d’une « souveraineté collective sur la santé » plus que comme d’un simple mécanisme de solidarité. Les cotisations versées au bénéfice de la Sécu permettent d’alimenter plusieurs caisses, « élargissons le dispositif existant pour mettre en place une cotisation (évaluée à 0,27 euro du salaire brut) qui assurerait à tout le monde un enterrement ou une crémation ».

Autre élément à prendre en compte, un salaire à la qualification des agents funéraires conventionnés (porteurs, maîtres de cérémonie, etc.). « Il faudrait donner aux agents un salaire et la sécurité de l’emploi dont ils ont besoin. L’avantage serait double : donner un statut pour reconnaître la valeur de ce métier essentiel à notre civilisation et éviter le stress de la précarité ». Enfin, Alban Beaudouin et Jean-Loup de Saint-Phalle estiment que l’innovation vertueuse doit être subventionnée. « Avant de chercher à faire un meilleur crématorium que celui du voisin, on pourrait veiller à ce que tout le territoire national en soit équipé. Il n’y a pas de crématorium en Guyane, par exemple » , souligne le second.

Tout au long d’une démonstration d’une quarantaine de pages, les deux compères ont établi une série de sept recommandations, fruit d’un travail d’un an et demi. « On a travaillé en sous-marin. Cet été, nous avons contacté des syndicats funéraires, nous essayons de populariser nos idées. Cela reste balbutiant mais ce dossier, nous l’avons réalisé au moyen de beaucoup de témoignages et des gens veulent s’investir à nos côtés ». Ils n’ont pas, du reste, contacté les grands groupes pointés du doigt, « nous le ferons lorsque nous aurons donné une assise plus solide à notre démarche. Pour le moment, nous avons eu des retours positifs des coopératives funéraires, des syndicats, des indépendants, nous travaillons à affiner nos propositions ».

Lundi 31 octobre, ça ne s’invente pas, ils dévoileront tout de leur travaux lors de cette danse macabre, conférence gesticulée, à la Barbue, à La Ravoire, à partir de 18h.

* Bernard Friot est professeur émérite à l’Université Paris Nanterre, économiste et sociologue du travail, et s’est attaché à déconstruire les idées reçues sur la Sécurité sociale. Il est membre actif du Réseau salariat « dont l’objectif est de prolonger, diffuser une pensée révolutionnaire orientée vers l’appropriation collective des moyens de production » et est également membre de la Fédération syndicale unitaire (FSU) et du Parti communiste depuis plus de 50 ans.

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