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Bassens – Chambéry : la laïcité, un bien si fragile
Par Jérôme Bois • Publié le 07/11/22
Les 4 et 5 novembre, Ghaleb Bencheikh, écrivain et islamologue, membre du conseil des sages de la laïcité, président de la Fondation de l’Islam de France, président de la conférence mondiale des Religions pour la Paix, était en Savoie afin d’y rencontrer les directeurs des établissements hospitaliers d’Aix-Chambéry et Bassens pour évoquer les liens entre laïcité et aumônerie. Une parole rare, juste et pondérée sur un sujet à la fois sensible et clivant. Rencontre.
Accueilli par les éléments en gare de Chambéry où Foudil Benabadji, membre du comité directeur de la fraternité d’Abraham et référent de l’Institut interculturel Maghreb France (ICMF) et de l’Union des Enfants d’Abraham (UDEA), l’attendait avec une impatience non feinte, Ghaleb Bencheikh entama un périple de deux jours en Savoie consacré aux liens entre laïcité et aumôneries – sujet par ailleurs de la conférence qu’il donna au CHMS samedi 5 novembre – avec pour première étape, un échange avec le directeur du CHS Bassens, Sylvain Augier. 90 minutes de riches discussions autour de la laïcité, bien sûr, mais aussi du futur du CHS et du fonctionnement des aumôneries.
Le centre hospitalier spécialisé (CHS) de Bassens accueille trois aumôneries*, musulmane, chrétienne et juive, respectivement animées par Foudil Benabadji, le père René Pichon et Albert Fachler, par ailleurs président de la communauté juive de Savoie. Tous engagés autour du dialogue inter religieux, tous portant l’humanisme en étendard. Le premier nommé rappelait cependant qu’il était nécessaire de « réenseigner les fondamentaux de la laïcité » , pilier de la nation, « car partout elle doit être bien installée, comme elle l’est dans cet établissement ». « Ici, les aumôneries cohabitent dans un bon état d’esprit, soulignait Sylvain Augier, les tendances libérales prévalent et s’il manque une aumônerie protestante, c’est propre à la Savoie et à son histoire ». S’ensuivit une vive discussion à trois sur les origines de l’Islam, sur ses différents courants et ceux qui l’étudient, comme Henry Corbin, orientaliste et philosophe du XXe siècle, ou René Guénon, chantre de la Tradition primordiale, idée selon laquelle, à l’origine de l’humanité, celle-ci était une et n’avait qu’une seule révélation, d’ordre spirituelle, étape préalable à l’apparition des premières croyances.
Aux origines de la fondation de l’Islam en France
Venu entre autres au titre de président de la fondation de l’Islam de France, Ghaleb Bencheikh évoqua ses origines, conçue, à l’initiative de Dominique de Villepin alors Premier ministre de Jacques Chirac, sur le modèle juif (un consistoire et une fondation du judaïsme français). Elle se distingue du conseil français du Culte Musulman (CFCM) par son orientation davantage culturelle et éducative plus que cultuelle. « La fondation s’appelait à l’époque la fondation des œuvres de l’Islam de France mais à cause d’une carence d’activités, elle fut dissoute par le Conseil d’Etat. Puis, Bernard Cazeneuve la reprit, révisant son montage juridique et fut d’abord présidée par Jean-Pierre Chevènement. C’est une fondation laïque, reconnue d’utilité publique, ce qui eut le don de faire taire les critiques ». Puis, lui-même succédant à Jean-Pierre Chevènement, il s’avoue aujourd’hui « pris entre deux feux, d’un côté les fondamentalistes, les radicaux, les intégristes qui pensent que je suis un apostat, et de l’autre des extrémistes de droite qui me traitent de crypto-islamiste qui essaie de pervertir la pureté de la nation. On dit souvent que l’Histoire est faite par les minorités actives, je n’accorde cependant pas trop d’importance à celles-ci. Il faut néanmoins en tenir compte quand la cohésion nationale en pâtit ».
La France dans un étau
Ghaleb Bencheikh avait en outre dressé ce constat, à la fois insolite et inquiétant : « On se compare souvent à nos voisins allemands. Or, pendant leur campagne (pour les élections fédérales, NDLR), à partir de septembre 2021 et jusqu’au bout, les débats furent virulents, emportés, avec notamment une extrême-droite bien présente, mais pas une fois (il insiste), pas une fois le mot ‘islam’ n’a été prononcé. Et ce en dépit du million de Syriens qui avait été accueilli et malgré le mauvais comportement de certains, comme ce fut perceptible le 31 décembre 2015 à Cologne**. Chez nous, cette année, le mot a été largement cité, synonyme d’épouvante, d’archaïsme, d’atteinte à la laïcité… En France, l’islam est un sujet de crispation. La responsabilité nous recommande d’en tenir compte et de répondre avec sérieux ».
Confrontée aux extrémismes de tous bords, la France résiste mais sa laïcité souffre : « L’extrémisme, c’est la facilité, souffle-t-il, l’humanité passe un moment au sens hegelien*** du terme, quelque part entre passé et futur, la représentation du monde n’est plus la même pour la grand-mère et sa petite-fille. Nous percevons la mondialisation comme un moment où l’on se perd ». Ces montées de sève extrémistes ont donc accouché, entre autres, du fameux débat sur l’identité, qui fait bondir Ghaleb Bencheikh. « On a cette tenaille identitaire avec les islamistes qui veulent épurer leur identité fantasmée, et ceux qui veulent défendre l’identité française » , par tous les moyens. « Ici, au CHS, nous sensibilisons nos professionnels et nos patients sur ce thème, même s’il reste beaucoup d’interrogations. Il convient de nous mettre tous à jour. Or, avec la Covid, ça n’a pas été facile d’entretenir le dialogue autour de la laïcité, soulevait Sylvain Augier. L’enjeu est de maintenir une dynamique active plutôt que laisser entrer une logique de prosélytisme dans nos aumôneries ». « Les dignitaires et responsables religieux, regrettait Ghaleb Bencheikh, portent une énorme responsabilité sur les débordements que l’on peut voir dans des aumôneries en ne véhiculant pas un message clair ».
Un projet de réhabilitation du CHS dans les cartons
Ces discussions auraient bien pu s’étirer encore bien davantage mais, plus prosaïquement, il y avait aussi matière à réjouissances. Car Sylvain Augier était particulièrement fier de donner un aperçu de ce que sera le CHS de Bassens dans un avenir proche. Construit spécifiquement pour la psychiatrie, le CHS était un asile dont la création remonte à avant même le rattachement de la Savoie à la France. « Ici, les activités de psychiatrie se dispensent depuis trois siècle, s’éclaira le directeur, grâce aux autorités piémontaises ». Et le grand projet à venir vise à vendre l’hôpital historique à l’établissement public foncier local (EPFL) pour permettre à la commune de Bassens de repenser son centre-ville avec notamment 350 logements dans un secteur historique protégé et la préservation du parc. Un projet à 20 millions d’euros. Les activités du CHS, quant à elles, seront concentrées sur les autres structures de consultation et de soins de jour, « modernisées, comme à Chambéry, Moûtiers et Saint-Jean-de-Maurienne ». Sur la partie située à gauche de l’avenue de Bassens en venant de Chambéry, où se trouvent les bâtiments administratifs, deux à trois pavillons seront construits et le plus gros des espaces verts sera conservé, « tout comme le château de Bressieux, qui abritera le pôle formation, un centre documentaire et un lieu de culture et d’échanges ».
* L’aumônerie est un service du culte assuré dans des établissements publics ou à proximité (lycées, hospices, prisons, etc.).
** 1 200 femmes avaient été agressées durant la nuit de la Saint-Sylvestre à Cologne mais aussi à Hambourg ou Francfort, en 2015. La plupart des suspects étaient des hommes récemment arrivés sur le sol allemand, ressortissants marocains, algériens et même syriens.
*** La dialectique hegelienne se compose de trois moments constitutifs : le moment de l’affirmation de l’existence immédiate des choses, la négation et le dépassement dialectique. Elle est un mouvement ternaire : le sujet pose, le sujet nie et le sujet nie la négation.
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