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Aix-les-Bains : Carmelo Arnone, mémoire de Milena

Par Laura Campisano • Publié le 16/03/23

Il allait souffler sa centième bougie ce 12 mars 2023, car toute sa vie durant Carmelo Arnone a eu la chance de bénéficier d’une santé de fer. Premier habitant de Milena de sa génération à s’être installé à Aix-les-Bains, il a aidé de nombreux autres compaesani à suivre le mouvement. Parti sans crier gare en janvier dernier, il était à la fois le gardien du souvenir, la mémoire de Milena mais aussi, un exemple de réussite. Portrait.

Une vie, c’est déjà exceptionnel, mais quand elle dure 100 ans, c’est encore plus incroyable. Et ce, sans compter toutes les aventures qui peuvent survenir dans une seule existence. Celle de Carmelo Arnone, qu’il a souhaité retranscrire dans un livre retraçant son parcours, pourrait servir de scénario à un réalisateur. « Loin de sa mule à trois pattes », l’homme solide et droit qu’il était a bâti une famille, une maison, une communauté à Aix-les-Bains, devenue de son propre aveu « sa patrie ». 

L’un des tous premiers habitants de Milena à choisir Aix-les-Bains

Madame Mendola, Carmelo et Carmela Arnone et le père de Carmelo

Dans la cité thermale, Carmelo Arnone était surtout connu pour avoir permis à de nombreux Milenesi de s’installer en France et d’obtenir les papiers nécessaires, pour son sens de l’hospitalité, son aide même quand elle ne lui était pas demandée. Ce caractère, à la fois « impatient et têtu et honnête et travailleur » , comme il se définit lui-même à la fin de l’ouvrage rédigé par Catherine Francoz, c’est celui qui lui a permis, sans être allé à l’école, d’apprendre à écrire et à lire, d’abord en italien puis en français, d’apprendre entre autres métiers la maçonnerie.

« Je suis le premier à avoir passé la frontière à la période à laquelle la France recherchait des ouvriers*, écrit-il dans son autobiographie, j’ai ouvert la voie à dix-huit personnes** qui ont suivi mon itinéraire et sont venues frapper à ma porte en arrivant sur notre ‘terre d’asile’. Fier d’avoir activement collaboré à leur implantation en France, de les avoir aidés dans leurs démarches, ma grande satisfaction est d’avoir vu arriver les frères, les cousins, les familles entières ».

Accueilli et épaulé par un ami de son père, Salvatore Mendola et son épouse,  premier habitant de Milena à s’être installé à Aix-les-Bains en 1926, Carmelo Arnone trouve du travail à Modane dans un premier temps, apprend à parler français, récupère des papiers en règle. « Je ne m’attendais pas à tant d’égards, écrit-il dans son autobiographie, non seulement j’ai un emploi mais en plus je suis logé et on me prête de l’argent ! Rien à voir avec ce que j’ai connu en Sicile ou en Italie, où, en dehors du travail, il fallait se débrouiller pour manger et dormir. Les Français ont vraiment bien orchestré l’accueil des travailleurs étrangers. Que peut-on demander de plus ? » Oppressé dans un premier temps par les montagnes « qui l’encerclent et retiennent le froid et l’humidité », Carmelo finit par se familiariser avec le climat, le lac, la beauté des paysages si différents de la Sicile à ses yeux. Très reconnaissant de ce que lui a permis la France toutes ces années durant, car « dès mon arrivée, dès que j’ai trouvé du travail, j’ai eu dans l’esprit qu’ici, c’était ma patrie », Carmelo Arnone et sa femme, Carmela Messina, après 47 ans vécus en Savoie, ont choisi de se naturaliser français en 1992, tout en conservant des liens avec l’Italie. La différence, sans doute, c’est qu’en voyant la réussite de Carmelo Arnone en Savoie, davantage d’habitants de Milena se sont lancés, et qu’une communauté du même village s’est véritablement installée à Aix-les-Bains et n’en est plus jamais repartie.

Avec lui, les familles Tona, Cacciatore, Zapputo, Nicastro, Piazza, Mattina, Mendola, Schillaci, Proietto, Scozzaro, Messina, Cannella et Amico*** ont créé un pont entre Milena et Aix-les-Bains, qui s’est ensuite concrétisé par un comité de jumelage en 1990, aujourd’hui présidé par Liliane Coniglio, et dont sa fille Anne-Marie est trésorière, puis par une association « Milena Mia », actuellement présidée par Josette Cannella-Fages. Une nouvelle génération de Milenais aixois émerge par ailleurs depuis deux ans : sous l’impulsion de Laura Mendola, elle-même descendante de Salvatore Mendola (qui porte d’ailleurs le même nom que son père, il n’y a pas de hasard) une Garden party italienne a pris ses quartiers le premier week-end de septembre au théâtre de Verdure d’Aix-les-Bains en 2021 et 2022, créant à son tour l’association « Mandorla ». Preuve que le pont entre les deux rives est toujours très solide.

Enfance de labeur mais sacrifices récompensés

A Milena, Carmelo a présenté son autobiographie « Loin de ma mule à trois pattes »

Ce que l’on connaît peut-être moins de Carmelo Arnone, c’est tout ce qui a précédé son arrivée à Aix-les-Bains, et son installation au 12 rue du Printemps, avant de se déplacer à Grésy-sur-Aix, à la lisière de la forêt de Corsuet. Même si comme l’expose volontiers sa fille Anne-Marie et ainsi que tous l’ont décrit comme « quelqu’un qui parle beaucoup de ses histoires du passé » , il faut se plonger dans son autobiographie pour découvrir des pans entiers de sa vie plus rocambolesques les uns que les autres.

Ses premiers pas, il les fait alors que Milena s’appelle encore Milocca, avant d’être rebaptisée en 1933 (et ce à trois reprises en trois jours !). Très vite, il aide son père, des amis de son père, des cultivateurs, des bergers, à travailler, tantôt la terre, tantôt la pierre et le gardiennage d’animaux. A son image d’ailleurs, son fils aîné Salvatore démarrera très tôt à gagner un peu d’argent. Pour Carmelo, le bonheur s’apparente alors au fait d’être « une famille unie, nous avons la santé et l’énergie et un toit pour nous abriter », et toute sa vie durant, il fera en sorte de s’approcher très près de cette image du bonheur avec sa propre famille. Sous sa plume, se dessine en effet une famille très unie, des enfants devenus adultes, regroupés avec leurs familles respectives dans le même quartier, « à la Mentaz ».« Papa a beaucoup travaillé, confirme sa fille Anne-Marie, il nous a beaucoup parlé de ce qu’il avait dû faire quand il était jeune. Il était sévère, autoritaire, mais il nous a donné une bonne éducation et si on a tous très bien réussi notre vie c’est quand même grâce à lui, il nous a donné la bonne voie dans la vie. » C’était visiblement son vœu le plus cher, le voilà exaucé, pour ses sept enfants : « j’espère avoir fait le nécessaire afin qu’aucun de mes descendants ne souffre de la cadence incertaine d’une mule à trois pattes », écrivait-il en effet.

Evasions dont l’une sous l’occupation allemande, périples et col du Fréjus

Entre les lignes, on découvre ainsi qu’ à 19 ans le jeune homme qu’il était a quitté sa Sicile natale, en 1942, pour aller faire son service militaire dans l’armée d’Emmanuel III, au sein du 38e régiment d’infanterie à Tortona, dans le Piémont. Il doit y passer 18 mois, sans savoir encore qu’il va vivre dans ces années-là des épisodes improbables de son existence. Se définissant comme pacifiste, « n’ayant aucune envie de me battre et encore moins de tuer qui que ce soit », le service militaire lui semble dénué d’intérêt. Quand le 24 juillet 1943, Mussolini est renversé et les fascistes désarmés, Carmelo pense pouvoir bientôt regagner sa Sicile natale. Mais les militaires allemands ne sont pas de cet avis et font prisonniers les soldats italiens de sa caserne, les faisant monter dans un train à bestiaux pour une issue plus que certaine. C’est ainsi que le 13 septembre 1943, Carmelo Arnone et quelques camarades soldats s’évadent du train en marche, par le sommet du wagon, afin de se retrouver dans l’herbe dans la nuit tombante. Déserteur, aidé par de nombreuses personnes sur son chemin et surtout par une vraie bonne étoile, il entreprend alors une très longue marche depuis l’Autriche, au moment où il quitte le train, jusqu’en Sicile, quatre mois plus tard, à Noël 1943.

Et ses aventures ne s’arrêtent pas là ! Il s’évade une deuxième fois, en 1945, alors qu’il n’est en Sicile que depuis un an. Ce sont les carabiniers qui viennent le chercher, puisque le ministère demandait « à tous les hommes de son âge de reprendre leur poste au régiment ». Impossible d’y couper, il repart pour Giovinazzo dans la province de Bari au sein du 405e régiment d’infanterie. Carmela est enceinte, quand Carmelo part en mai 45, aussi le 15 août il demande une permission pour aller la voir alors qu’elle est sur le point d’accoucher. Refusée ! Furieux il décide de plier bagage et six siciliens consignés avec lui lui emboîtent le pas. Il réussit à regagner la Calabre en train, et de regagner la Sicile en bateau à moteur, avant de terminer à pied… toujours en tant que déserteur. Un mandat d’arrêt militaire a été déposé contre lui, ce qui l’oblige à quitter la région pour ne pas faire courir de risque à sa famille et à sa femme. Il repart donc vers Tortona dans le Piémont, se fait faire des papiers, vit caché et envoie des mandats à Carmela sous une fausse identité, et c’est durant la période où il travaille dans la maçonnerie dans le Piémont que Salvatore vient au monde.

Plus tard, quand il propose à Carmela de le rejoindre avec leur bambin de 11 mois, c’est à pieds qu’il va l’attendre à la gare de Turin… et à pieds qu’ils reviennent, dans le froid, la neige et par la montagne de surcroît. A l’aller « quatorze longues heures à marcher » suivant l’itinéraire de Valfréjus pour regagner Turin. Quand il retrouve Carmela à la gare, elle est accompagnée des trois filles d’un compagnon de labeur de Carmelo, âgées respectivement de 15, 7 et trois ans et aucune d’elle n’est habillée en circonstances pour traverser une montagne enneigée. Car sans passeport, impossible pour eux de traverser la frontière à cette époque. De Turin à Bardonecchia, le train leur fait gagner un peu de répit. Mais de Bardonecchia à la Savoie, c’est une autre paire de manches. Passant à pied par le col du Fréjus enneigé, le 5 septembre 1946, la famille de Carmelo Arnone est au complet, et doit encore prendre un car de Modane à Aix, avant d’être accueillis par la famille Mendola, avec les trois jeunes filles qui les accompagnent.

Beaucoup de travail mais aussi de vie, en Savoie

Carmela, Carmelo et Salvatore Arnone

De toutes ces aventures, Carmelo Arnone aura gardé de bons souvenirs, et s’il a pu également vivre aux côtés de ses parents, son père étant venu travailler en Savoie, puis revenu avec sa mère durant un temps, c’est véritablement ici qu’il a laissé son empreinte. Lié à l’Italie, où il est né, où il a grandi, il a tenu à créer sa vie en France et particulièrement à Aix-les-Bains et Grésy. A Milena, il n’y était pas retourné depuis 1987, « Il a voulu en partir parce que son avenir là-bas n’était pas certain », analyse sa fille Anne-Marie, la nostalgie, il l’avait surtout des choses qui avaient changé, il n’arrivait pas à tourner la page de son époque. Dans sa tête, le travail comptait plus que tout et il ne comprenait pas l’évolution des mentalités. Si pour nous la Sicile représentait les bons moments, les vacances, les bons souvenirs, pour lui, la Sicile était synonyme de travail et pas seulement de bons moments. C’était un sacré personnage, une mémoire, le doyen de Milena, il était assez fier d’être venu en France et on peut dire qu’il s’en est bien sorti. «

Ici, il avait construit sa vie, son présent et son futur. Travaillant sans relâche, la semaine, les week-ends, construisant sa maison de ses mains, hébergeant du monde au rez-de-chaussée, investissant dans la pierre, cet infatigable autodidacte ne se raccrochait pas particulièrement au passé, même s’il parlait facilement les deux langues en même temps, comme bon nombre d’immigrés italiens comme lui. Mais Carmelo a en tout cas transmis à ses filles un lien avec la Sicile, inexplicable, par la langue et le dialecte, par les souvenirs, les sensations retrouvées sur place ; un lien qui a poussé Anne-Marie à y partir en voyages de noces, à y aller avec ses frères et sœurs en 2017 pour voir une dernière fois leur tante religieuse Gioachina, ou encore en 2019 pour l’anniversaire du jumelage entre Aix et Milena.

Dans le Piémont, comme pour honorer la promesse faite à son père, Carmelo Arnone avait acquis une petite maison pour y passer les vacances avec toute la famille. L’Italie n’était jamais très loin de lui, et Josette Cannella-Fages, qui préside Milena Mia, a tenu, à la dernière assemblée générale, à rappeler sa mémoire et son parcours fabuleux, faisant observer une minute de silence en souvenir de sa grande activité et disponibilité envers la communauté Milenese. « Depuis que l’association existe, j’ai connu Carmelo, s’est-elle remémorée, il était très actif envers la communauté sicilienne, il aimait retrouver sa culture sicilienne, chanter, danser, la cuisine aussi. Il assistait aux réunions et aux manifestations et a même obtenu un prix littéraire en Sicile. Il racontait toujours ses anecdotes avec plaisir, il était intarissable sur son histoire et sa vie. » Confirmant sa très bonne santé jusqu’à ses 90 ans, Josette Cannella-Fages l’a décrit comme sa fille Anne-Marie comme « un personnage, j’aimais bien l’écouter me raconter, me parler de ce qui lui était arrivé. Quand je lui demandais comment il allait il me répondait souvent ‘comme les vieux’, et plaisantait beaucoup. » 

Père de sept enfants, grand-père de 12 petits-enfants, arrière-arrière-grand-père une petite dizaine de fois, Carmelo Arnone a créé une famille d’à présent près d’une cinquantaine de personnes, depuis son arrivée à Aix-les-Bains en 1945. Respecté pour sa droiture, son travail et sa personnalité par tous les Milenais d’Aix-les-Bains, décoré de la médaille militaire de bronze en tant que membre de l’association franco-italienne d’anciens combattants à Chambéry, pour la solidarité témoignée envers ses compatriotes, Carmelo Arnone a quitté la scène le 31 janvier 2023, sans faire de bruit, mais en laissant derrière lui une communauté, une histoire, un périple, et une mémoire toujours vive et incontournable à Aix-les-Bains.

* En novembre 1945, le gouvernement français recherchait 20 000 ouvriers italiens de la Vallée d’Aoste, pour travailler entre autres dans les mines de charbon. Ensuite, c’est dans le domaine du bâtiment que de nombreux italiens seront embauchés.

 

** Entre 1946 et 1956. Au moment où Carmelo Arnone écrit son autobiographie, en 2001, 2000 personnes issues de Milena vivaient à Aix-les-Bains.

*** Familles citées dans le livre de Carmelo Arnone comme étant arrivées dans son sillage entre 1946 et 1956

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