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Laurent Gerra : « Il faut être joyeux et subversif sinon on s’emmerde »

Par Jérôme Bois • Publié le 08/06/23

Heureux de retrouver ses terres, heureux de participer à la genèse de cette belle histoire que le festival du cinéma français a tout pour être, heureux d’en être le parrain, une décision qui n’en fut pas une puisqu’il l’accepta sans sourciller. Trois jours après avoir remis le prix Frédéric Dard à Saint-Chef, dans le nord-Isère, Laurent Gerra se retrouve aujourd’hui et pour toute cette semaine parmi le gratin du cinéma français. Disponible, il ne pouvait décemment pas nous échapper.

Il y a un truc, un parfum, une atmosphère particulière qui sied au lieu. Son regard se tourne vers le lac, comme s’il justifiait à lui seul le fait d’être ici. En terrasse, à l’ombre d’un soleil fracassant et avant de vaquer à des activités plus conformes au cadre exceptionnel environnant, Laurent Gerra contemple une Savoie dont il est l’un des plus dignes représentants, la faute à un grand-père mauriennais. Les attaches sont tenaces, les amitiés aussi, ce n’est pas Marc Veyrat qui le contredira. Immédiatement, il  a accepté. « En échange de quoi » , l’interroge-t-on ? « D’amitié pour Franck, Valérie, Frédéric… Et puis j’aime le ciné, j’aime la région, j’aime la gastronomie ». Et ses amis, donc, de Marc Veyrat à François Berléand, prédécesseur au titre de parrain du festival. « Il y a, ici, une espèce de… » Il réfléchit. Une douceur, peut-être, une tranquillité et un art de vivre.

« Ma vie est une chance »

Il y a trois jours, Laurent Gerra remettait le prix Frédéric Dard à Saint-Chef, dans le Nord Isère. Ici, il n’en sera rien, se contentera d’apparition ça et là, tantôt dans les rues aixoises, tantôt sur les marches, tantôt sur la scène du théâtre du casino. Parce que les prix, c’est le public qui les remet. « Oui, le public choisit les lauréats, ça n’a jamais été fait. Une bonne idée que ce ne soit pas un festival avec un jury, vox populi, vox dei ». Tout est bien. Tout juste regrette-il de n’avoir pu présenter un film restauré de Charles Vanel de 1929, « Dans la nuit », tourné en partie à Jujurieux, dans l’Ain. « J’aurais voulu le présenter » , souffle-t-il. Mais sur le tapis rouge, ce 7 juin, il l’a promis, l’an prochain, Laurent soumettra au public un film muet. Les rires dans l’assistance s’éteignirent au moment où chacun comprit que l’homme était sérieux. Parce que sérieux, Laurent Gerra l’est souvent, grave, il l’est parfois. Il surprend, même, en laissant chalouper ses propos au rythme d’une pensée qui vagabonde. On le voit poète, mélancolique lorsqu’il se remémore ses premiers pas, son grand-père, sa Savoie puis soudain, tout s’éclaire, d’un bruyant éclat de rire après une saillie. Fin, élégant, bon vivant, l’humoriste est de ces gens dont on s’honore de la compagnie jusqu’au bout de la nuit.

Parce qu’ici, plus qu’ailleurs, le partage est au centre de tout, il se sent comme un poisson dans l’eau du lac, entre montagnes et cinéma, entre amis, attablé à l’Aquarium, sur le Petit Port, au Lido, à Tresserve. Au même titre qu’il préférera Brassens au rap – « La musique d’aujourd’hui adoucit les mœurs et rend sourd » , disait Dard, il cite volontiers parmi ses inspirations Jean Yanne, Michel Audiard, d’augustes anciens, alors que, paradoxalement, entre le cinéma et lui, l’histoire fut brève. Quelques rôles, tout au plus, même si leur histoire commune s’étire. Le cinéma, il le consomme depuis l’autre côté de la barrière : « J’ai découvert beaucoup de films, surtout muets, qui sont la photographie d’une époque, qui donnent une certaine idée de la France ». Son truc, définitivement, c’est la scène. « J’aime la scène, depuis 30 ans. Même si mon grand-père m’avait fait monter sur scène dès l’âge de 5 ans. La scène me manque. Ma vie est une chance. Quand on est rhônalpin et que l’on découvre toute la France grâce à elle… Il y a 3 jours, pour le festival du polar à Saint-Chef, le village de Frédéric Dard, j’ai revu toute sa famille. Il disait que son innocence était restée là-bas. C’est magnifique (il soupire) On est tous un peu déraciné ». Sa pensée vagabonde, le regard happé par l’écrin bleu baigné de soleil.

« Quand on dit une saloperie, il faut être bien habillé »

Bien que sa vie soit faite de ces rencontres par-delà l’Hexagone, il ne renie pas Paris, même s’il fuit le parisianisme. . «Je n’aurais pas fait ce métier sans Paris ». Originaire de l’Italie du Nord, il nous renvoie, comme transcendé, vers « Piemontisane Bella » , cet air des montagnes qui célèbre le Piémont. Féru d’histoire, il évoque Turin, le royaume de Piémont-Sardaigne, le devoir de mémoire. Son ton devenant plus grave, il estime nécessaire « d’aller à Auschwitz » et dans ces hauts lieux de l’horreur humaine, pour se souvenir de ces crises dont la Savoie, peut-être plus qu’une autre, porte encore les stigmates. Malgré tout, sa « capacité d’émerveillement » demeure intacte. Face au déchaînement des réseaux sociaux, « ces réseaux de cas sociaux » , à la moindre anicroche, il choisit la marge. Il n’y a de vie que dans les marges (Balzac). « On ne joue pas longtemps avec une balle qui ne rebondit pas. Je préfère lire des livres et regarder des films ». Le prolongement de ces réseaux, le portable, est la plaie du XXIe siècle, disait-il en imitant Fabrice Lucchini dans le savoureux sketch du bobo et du ringard. Il est la plaie dans une salle de spectacle, au cinéma, aussi, « mais ce sketch a calmé tout le monde » , glisse-t-il, malicieux. Au moins tous ceux qui filmaient béatement. « Je ne comprends pas cette manie » , soupire l’humoriste. A une époque où rire de tout expose au déferlement, sa seule limite « est que ce soit drôle. On va d’ailleurs d’ailleurs tenir une conférence avec mon ami Michel Onfray sur la mort du rire ». Le 20 juin, salle Gaveau. « Un sujet vaste et passionnant, tant philosophique que d’actualité, le rire, dit propre de l’homme, étant toujours plus mis à mal » , indique le site de l’établissement parisien. « A RTL, j’ai une grande liberté. Je suis de l’école Jacques Martin, Jean Yanne. Il faut continuer à être subversif ». A la question « les anciens sont-ils allés trop loin ? » , il coupe, net. « Oh non, surtout pas ! Dans ‘Ainsi font, font, font’, vous n’imaginez pas tout ce qu’on a fait ! » Et rit-il de son propre humour ? « Je regarde ce que j’ai fait pour préparer mon prochain spectacle mais comme tout le monde, je ne peux pas me voir. Je peux m’entendre, ce n’est pas ma voix. Oui, je peux rire », explique-t-il, en pensant à son association avec Jean-Jacques Peroni. « Il faut être joyeux et subversif sinon on s’emmerde ! Le vrai problème, je crois, c’est l’inculture généralisée ».

Laurent Gerra, à l’Aquarium.

Lui revient à l’esprit cette chanson « un peu spéciale » , selon son auteur, « Il en est », de Fernandel, chef d’œuvre de subversion, raillant le ragot autour de l’homosexualité. « Yanne ou Audiard, c’était une certaine image de la France, ils font partie d’une même forme d’irrévérence. Onfray est irrévérencieux. Faut pas être militant, c’est chiant ». Heureusement, certains humoristes actuels trouvent grâce à ses yeux. « Régis Mailhot, Philippe Caverivière… Il y en a, hein ! » Tout n’est pas foutu dans cette époque de repli et d’autocensure. « Je pense que quand on dit une saloperie, il faut être bien habillé. On m’a pardonné beaucoup de choses et quand on me dit que je suis en-dessous de la ceinture, je réponds ‘Sauf quand je fais le poirier’. Jamais vulgaire, toujours grossier » , telle est sa devise.

Ses prochaines cibles ? « Comme Jeanne D’Arc, j’attends que les voix viennent à moi ». L’époque est impitoyable pour un humoriste imitateur tant les têtes que l’on voudrait se payer n’émergent plus. « Nous vivons une crise de voix. Je n’imite pas les femmes, sauf Céline Dion, ce qui est davantage une évocation. Mais en politique, dans le tennis, dans la musique, les voix manquent ». Il s’agace contre cette inculture qui conduit les gens à adopter un langage qui n’est pas le sien : « Les anglicismes sont partout, les mots qui entrent dans le dictionnaire sont à destination de gens qui ne l’ouvrent jamais ».

Garant d’une certaine idée de l’humour, d’une époque où l’irrévérence était la règle, de traditions portées jadis par des princes de l’outrance fine et de la chanson des mots, Laurent Gerra promène sa force tranquille et réveille en nous la subversion qui manque tant à notre temps.

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