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Confit de générations

Par Jérôme Bois • Publié le 11/07/23

Mon premier Musilac, c’est en professionnel que je l’ai vécu. Jamais en simple spectateur. Et ce malgré le partenariat historique entre le festival et le Dauphiné Libéré, où j’ai officié de 2007 à 2009. D’une part parce que je ne me sens pas à l’aise dans la foule, une forme atténuée d’agoraphobie qui accroit considérablement la tentation du hurlement compulsif, paniqué et hystérique en concert, et d’autre part, parce qu’après avoir loupé Noir Désir et Manu Chao au mitant des années 2000, plus grand chose ne trouvait grâce à mes yeux dans ce que la programmation aixoise avait à proposer.

En 2014, donc, je découvre, pour l’Essor Savoyard, les joies d’un festival… sous la pluie, dans la boue. Pour qui s’en souvient, ce cru 2014 avait été détrempé, boueux, le moindre carré d’herbe enseveli sous la poisse. En conséquence de quoi, l’esplanade du lac exhalera le temps d’un été (dégueulasse) un doux parfum de terre humide mêlée à la bière, la pisse et la galette saucisse régurgitée. Un terrain vague qui ne retrouvera son aspect végétal que plusieurs mois après. Cette année-là, je réussissais l’exploit louper le dernier soir avec Stromae en vedette parce qu’une vague amie m’avait proposé la finale de la coupe du monde de foot à la télé dans un piano bar annécien déserté. J’aurais dû voir le truc venir, le dernier Allemagne – Argentine en finale de coupe du monde, en 1990, avait déjà été un affront visuel.

Les belles années

2015, je sèche, en vacances dans le Sud mais en 2016 et 2017, là, je prends conscience de ce que ce festival a à m’apporter. En deux éditions, je suis de tous les concerts, je shoote frénétiquement Elton John, Sting, Texas, Jamiroquai, Ibrahim Maalouf, Jain, Téléphone, Editors… Je touche de véritables légendes du doigt, je selfise en mode bien relou avec Sharleen Spiteri après son concert, après quoi, l’organisation interdira totalement l’accès backstage aux journalistes pour la suite de cette édition. J’ai vu des gens s’évanouir devant Elton, alors que la nuit tombait, j’ai vu Sharleen, encore elle, emprunter le bob Cochonou d’un festivalier en plein concert, bob Cochonou dont je possède un exemplaire et que je suis prêt à échanger contre l’équivalent de six mois de salaire d’un cadre. J’ai découvert Jain, seule sur la scène Lac, avec sa petite tablette face à elle, sans instru, sans musicos, faire chavirer 20 000 personnes. J’ai vu Ibrahim Maalouf faire onduler le public, comme le vent du large suscite le clapot. Conquis, je m’émerveille devant ce spectacle jusqu’à ce que je comprenne, une poignée de jours plus tard, qu’il faisait ça à chacun de ses concerts… Puis arrive Jamiroquai, gros dossier de l’année 2017, bedonnant, vêtu d’un pantalon trop large, d’un haut de survêtement difforme, le visage mafflu. Aussi souple et bondissant qu’une porte en vieux chêne. Pourtant, prévu pour durer une heure, son show, grandiose, s’étirera d’une demi-heure… Monumental spectacle qui me poussera même à faire l’acquisition de son album du moment, Automaton. Je profite depuis l’extrémité des deux scènes de l’intégralité des concerts, y compris de celui de Julien Doré qui visuellement valait le détour. Petit privilège du journaliste (on ne voit pas grand chose). J’en profite car cela ne durera pas.

Le vent du changement

2018, Depeche Mode, un an d’attente, je suis paré à shooter comme jamais. Le jour J, je me pointe sous la tente presse, je m’aperçois que pour bénéficier de cette faveur, il aurait fallu que j’en fasse la demande plusieurs mois auparavant… Pas au courant, je tente tout de même le coup. Je serai jeté sans ménagement et finirai au milieu du public à gratter deux ou trois photos vaguement exploitables au beau milieu des bras levés et des vivats. 4e Musilac et déjà un doute m’étreint : l’organisation se fait chaque année plus contraignante et les producteurs mettent de plus en plus de conditions à la permission de shooter (« envoyez-nous vos photos avant toute parution » , « vidéos interdites » , « seulement les chansons 3-4-5 » , « restez à cinq mètres de la scène » …). Seulement, Musilac a toujours été une sorte de respiration après une année de labeur, une récompense et l’annonce d’un bel été imminent. Et bien que passé de l’Essor Savoyard au Petit Reporter, rien n’y fait, Musilac reste un temps fort de l’année médiatique locale. 2019, avec Morcheeba et Garbage, je m’offre deux groupes du trio de tête qui a accompagné mon adolescence nourrie au trip hop, à la pop rock britannique et au métal. Pour le deuxième nommé, fiasco total, inaudible, basses saturées, rien à en tirer musicalement parlant. Mais qu’importe, j’ai immortalisé Shirley Manson, icône glam rock de mes jeunes années faussement rebelles. Les vétérans de Scorpions déboulent, le dernier soir, et le déjà vieux con que je suis frétille, depuis les salons improvisés côté montagne, le old school fonctionne toujours et 10 000 briquets et téléphones allumés pour Still lovin’ you, ben ça le fait.

Et puis sont venues la crise, les annulations, les polémiques sur les subventions à attribuer à une société privée qui s’élèvent dans le ciel aixois. Le directeur de la com’ m’injurie pour un article de 2020 qui ne lui a pas plu (mais justifié de A à Z) et plus rien jusqu’en 2022, avec une programmation qui m’échappera totalement et en agacera plus d’un (Vianney une 3e fois, sérieusement ?). A l’orée de la quarantaine, je me sens un plus largué une fois la programmation dévoilée, la cure de rock des premières années s’est muée en promotion commerciale d’artistes éphémères, les têtes d’affiche deviennent ces rappeurs mégalos, cette insipide nouvelle vague française et quelques vieilleries sur le retour.

Démence généralisée

Cette année, pour ce qui a peut-être été mon dernier tour de piste en crash barrière (vous savez, ces insupportables photographes qui occupent tout l’espace entre la scène et le public le temps de trois chansons…), on frôle la cata. Restrictions plus strictes et incompréhensibles encore. L’accès aux coulisses, bien pratiques pour sortir du site ou passer d’une scène à l’autre, est désormais interdit et pas un des employés ne parvient à nous dire pourquoi. Vous voulez sortir du festival ? Retapez-vous la traversée du site jusqu’à l’entrée principale et tant pis pour le détour. Quant aux conditions fixées par certains producteurs, on frise le dément. Bien qu’accrédité, je serai ainsi évacué au bout d’une demi-chanson de SCH rappeur en vogue dont j’appris l’existence seulement quelques jours plus tôt.

Mais au-delà de ça, un fait a attiré mon attention, cette foule juvénile massée contre les barrières, portables en main, les yeux rivés sur leur téléphone plutôt que sur la scène. Autres temps, autres mœurs. Cette génération a perdu le fil du réel. La valeur d’un souvenir ne se quantifie pourtant pas en méga octets, en pourcentage de place dans un disque dur, encore moins en nombre de likes sur Snapchat. Ah, jeune ingénu… Je terminerai ironiquement cette dernière édition perché sur une benne à ordure, au milieu du public, pour attraper quelques clichés d’Iggy Pop, après que ce dernier a refusé la présence de tout photographe d’abord, puis autorisé la présence de quelques-uns seulement (pas moi, donc), mais loin de la scène. Le plaisir des premiers temps n’en est plus un. Clic clac les photos, ensuite tu ripes.

« Autrefois le monde était beaucoup plus grand » , lâchait le capitaine Barbossa à un Jack Sparrow mélancolique. « Le monde est toujours le même, il est seulement devenu moins attrayant » lui répondit le plaisant Jack. Je suis… Jack.

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1 commentaire

DUPRAZ

12/07/2023 à 07:39

Merci pour cette tranche de vie ! J'ai dévoré l'article...
Et désolé de l'évolution de type anticovid du showbizz

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